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Ces vies dont nous sommes faits

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Je suis Gérard...

Dans les jours qui suivent, je me plonge dans la biographie de Gérard de Nerval écrite par Édouard Peyrouzet, Gérard de Nerval Inconnu. C’est pour moi un choc terrible. Au fil des pages, je ne cesse de découvrir de bien curieuses similitudes entre sa vie et la mienne. Pire encore, je peux mesurer à quel point les personnages et les thèmes de mon roman La Partition de Morgenstein ont de puissantes racines dans la vie même de Gérard de Nerval. Au point que j’en viens tout naturellement à penser qu’il est la source qui a dicté tous mes ouvrages depuis les premières nouvelles de 1971 jusqu’à ce roman achevé en 1982 ! Pure imagination de ma part ? J’aimerais le croire. Mais la lecture du livre d’Édouard Peyrouzet m’ôte toute illusion et me convainc que je suis quelque chose en relation avec Gérard de Nerval.

« Gérard de Nerval inconnu » d’Edouard Peyrouzet.

Gérard de Nerval, de son vrai nom Gérard Labrunie, naît le 22 mai 1808 à Paris. Son père, Étienne Labrunie, médecin militaire, rejoint peu après sa naissance l’armée du Rhin. En 1810, sa mère, Marie-Antoinette Laurent, fille d’un marchand linger, décède. Gérard est donc élevé par son grand-oncle maternel dans le domaine du château de Mortefontaine dans l’Oise. En 1814, son père, revenu à la vie civile, s’installe avec lui à Paris. Mais les années passées dans ce château du Valois, où il reviendra souvent, le marqueront à jamais.

Gérard de Nerval

En 1822, il entre au collège Charlemagne, où il se lie avec Théophile Gautier. Il compose en 4e son premier recueil de poésie resté manuscrit : Poésies et Poèmes par Gérard L. Le 28 novembre 1827, le Journal de la Librairie annonce la parution de ses traductions de Faust qui porte le titre : Faust, tragédie de Goethe, traduite par Gérard.


L’arrière du lycée Charlemagne, avec l’enceinte Louis Philippe. On aperçoit aussi derrière le grillage vert le terrain de sport, lieu de mes exploits en basket-ball. Coïncidence, Gérard de Nerval y a fait aussi ses études.

Le 1er mai 1829, Gérard devient stagiaire dans une étude de notaire, mais il s’y ennuie. Malgré son désintérêt pour la politique, il écrit en 1830 un poème-fleuve : Le peuple, son nom, sa gloire, sa force, sa voix, sa vertu, son repos. Est-ce là une réminiscence de la vie de Camille Desmoulins ? Il travaille ensuite sur une anthologie de la poésie allemande et une anthologie de la poésie française.

Gérard de Nerval est aujourd’hui connu pour ses poésies, Aurélia, Les filles de feu, Sylvie… Mais il a beaucoup écrit pour le théâtre, et notamment des pièces signées par d’autres, comme Alexandre Dumas. C’est d’ailleurs au théâtre qu’il fera la connaissance d’une comédienne, Jenny Colon, qui le hantera toute sa vie. Amour impossible, amour fantasmé. C’est après la mort de celle-ci qu’il écrira son plus célèbre poème El Desdichado :

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie...

Le Soleil noir… Cet oxymore célèbre sera repris souvent par la suite, y compris par Barbara, dans la chanson dont j’ai déjà parlé à propos de la mort de Christophe.

Il signe ses écrits sous le pseudonyme de Gérard de Nerval, nom adopté en souvenir d’une propriété familiale, le Clos de Nerval, près de Mortefontaine. Il publie régulièrement des chroniques sur le théâtre. Il écrit également des récits de voyage, le plus connu étant son Voyage en Orient. Toute son œuvre est fortement teintée d’ésotérisme et de symbolisme, notamment alchimique. Il visite aussi la Belgique avec son ami Théophile Gautier, l’Allemagne avec Alexandre Dumas, et bien sûr l’Italie, Florence, Rome puis Naples, et c’est certainement dans une de ces villes que je l’ai « rencontré » en régression.

Il fait également publier des feuilletons dans la presse pour subvenir à ses besoins, notamment Les Faux Saulniers. Après une première crise de folie en février 1841, il est soigné chez Mme Sainte-Colombe, rue de Picpus. Et après une seconde crise, le 21 mars, il est interné dans la clinique du docteur Esprit Blanche, à Montmartre.

Nerval vit ses dernières années dans la détresse matérielle et morale. C’est à cette période qu’il écrira ses principaux chefs-d’œuvre : les Filles du feu, Aurélia ou le rêve et la vie. Les femmes occupent ainsi une part importante de ses écrits, mais il ne semble pas avoir eu de véritables relations amoureuses. Certains pensent qu’il était impuissant, ce qui expliquerait les tourments de son cœur et son penchant pour les amours impossibles, pour les passions littéraires et platoniques…

Le 26 janvier 1855, on le retrouve pendu aux barreaux d’une grille qui ferme un égout de la rue de la Vieille-Lanterne, près du Châtelet. La cérémonie funéraire a lieu à la cathédrale Notre-Dame de Paris. C’est son ami Théophile Gautier et son éditeur qui paient pour lui une concession au cimetière du Père-Lachaise.

Ces détails de la vie de Gérard de Nerval me bouleversent, car j’y retrouve des échos à la fois dans ma propre vie, mais surtout dans mon roman La Partition de Morgenstein. La plus troublante de ces similitudes est le château de Mortefontaine. Il est situé sur la commune de Plailly. Or mes grands-parents possédaient une maison à Plailly et c’est dans cette maison que mon imagination d’enfant a grandi. Je l’ai dit, j’écrivais à Paris des feuilletons que je « jouais » dans le jardin merveilleux de mes grands-parents. Or, c’est dans le cadre enchanteur du parc et du château de Mortefontaine que l’imagination de Gérard s’est développée… Et au centre de La Partition de Morgenstein, il y a un château dont le personnage principal hérite : lieu magique, théâtre d’un sortilège très fidèle aux thèmes de Gérard…

Si j’ai abordé ce thème du château dans mon roman, c’est que dans mes rêves éveillés, toute mon enfance, un château est revenu souvent comme cadre habituel de mes fantaisies nocturnes. Est-ce le château de Mortefontaine ?

Terrifié à l’idée de découvrir que le château qui a ainsi occupé mes nuits est celui où Gérard de Nerval a lui-même passé son enfance, j’avoue avoir longuement hésité à m’y rendre. C’est seulement deux ans plus tard, en 1990, qu’armé de courage, prêt enfin à affronter l’indicible, je m’y suis rendu avec une amie. Et ce que je redoutais s’est produit. Les lieux m’ont immédiatement paru familiers. Je ne peux exclure que mes grands-parents m’y aient conduit un jour, dans mon enfance. Mais c’est peu probable. Nous ne sortions pas de leur maison. Et d’ailleurs, dans mon souvenir, le château avait un lac. Or, ce lac a disparu depuis le début du siècle. Ce n’est donc pas le château actuel qui a peuplé mes rêves éveillés, mais bien celui que Gérard de Nerval a connu.

Le château de Mortefontaine (Oise).

Quand je le découvre en 1990, le château est devenu un hôtel spécialisé dans les séminaires et les réceptions. Le plus étrange est que, le jour de ma visite, nous sommes entrés dans ce château très naturellement sans que personne ne nous aborde. Nous avons traversé le hall très tranquillement, « comme chez nous », et quand nous sommes arrivés sur la terrasse de l’autre côté, face au parc, j’ai tout à coup eu la sensation de me trouver « en vrai » dans les lieux où j’avais vécu des années durant dans mes fantaisies nocturnes. Ce lieu qui avait été le théâtre de quantités de rêves éveillés, pendant des années, était là, devant moi, bien réel cette fois. Une sorte de « déversement du rêve dans la réalité » comme disait justement Gérard de Nerval. Je suis resté sur cette terrasse un instant, avec mon amie, choqué par le télescopage de ces deux vies.

Gérard… Ce qui me frappe dans sa biographie c’est que Gérard de Nerval ne choisit son pseudonyme qu’en 1834. Auparavant, il se fait appeler Gérard, tout simplement. Or, durant ma méditation, quand je lui ai demandé son nom, il m’a effectivement répondu « Je suis Gérard ». Puis il a marqué une pause avant d’ajouter son nom. Tous ceux qui ont étudié la vie de Gérard de Nerval savent qu’il se faisait toujours appeler par son prénom, et c’est ainsi qu’il signait ses œuvres. C’est ce détail qui me convainc de la véracité de ma rencontre dans cette méditation.

Il choisit pour pseudonyme le nom d’un petit bois qui se situe près de Mortefontaine, le clos Nerval. Or, juste à côté, se trouve un autre petit bois, appelé Laurent. Troublante coïncidence avec le nom de jeune fille de sa mère, mais aussi avec le pseudonyme que j’avais choisi pour signer mes Œuvres complètes : André Saint-Laurent.

Autres effets de miroir : j’ai fait mes études au lycée Charlemagne, comme Gérard de Nerval. Comme lui, j’ai écrit pour le théâtre et me suis vivement intéressé à un récit d’Hoffmann, L’Élixir du diable. Lui l’a traduit de l’allemand, moi j’ai voulu l’adapter en pièce de théâtre pour la compagnie Manivel à laquelle j’appartenais en 1983.

Gérard de Nerval a toujours entretenu une ambiguïté sur ses origines sociales. Il s’est souvent imaginé issu d’une famille riche, et ses premières années passées dans le domaine de Mortefontaine ont alimenté cette fantaisie. Or c’est aussi le thème de La Partition de Morgenstein. Autres coïncidences troublantes avec le roman : bien sûr le prénom du père de mon personnage (Camille) qui renvoie à Camille Desmoulins, mais aussi sa profession, marchand de lingerie, le grand-père maternel de Gérard de Nerval était « marchand linger ». Le véritable père de mon personnage, André Morgenstein, est d’origine allemande et l’on sait que Gérard de Nerval a écrit de très nombreuses traductions d’ouvrages allemands, dont Faust. Mon personnage vient terminer une musique composée par un autre. Ce thème de l’œuvre inachevée est important aussi pour Gérard de Nerval, qui ne terminera pas son dernier roman. Il en a d’ailleurs écrit très peu, pris par la nécessité de gagner rapidement sa vie. Dans La Partition de Morgenstein revient le thème de la compétition que se livrent mon personnage et un des domestiques, Bastien, sur la possession du château. Le domestique y a toujours habité et prétend le connaître bien mieux que son nouveau propriétaire. De même, l’oncle de Gérard appartient à une très ancienne famille qui a servi les maîtres successifs du château de Mortefontaine et considère un peu le lieu comme sa propriété.

En lisant le détail de la vie de Gérard de Nerval, je comprends enfin d’où viennent les thèmes essentiels évoqués dans mon roman, thèmes qui n’appartiennent pas à ma propre histoire, thèmes obsédants qui, d’ailleurs, ont nourri aussi les nouvelles écrites à partir de 1971. Tout devient clair pour moi : Gérard de Nerval m’a dicté ce roman. C’est peut-être le roman, cette fois achevé, qu’il a rêvé d’écrire toute sa vie.

Gérard de Nerval aime le théâtre, écrit pour le théâtre, aime aussi les actrices de théâtre. Il tombe follement amoureux de Jenny Colon qu’il rencontre au théâtre du Gymnase, à son retour d’Italie, sans doute le 14 décembre 1830. Il ne me faut pas longtemps pour deviner que cette Jenny Colon, actrice ayant vécu au XIXe siècle, est très certainement l’incarnation de mon amie Isabelle. J’en parle à l’intéressée qui me révèle que lorsqu’elle était enfant, son entourage avait pris l’habitude de la surnommer Jennyfer ! Je comprends mieux alors l’intensité des sentiments qui me lient à elle.

FANTAISIE

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart, tout Weber ;
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.

Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize... et je crois voir s’étendre
Un coteau vert que le couchant jaunit,

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre les fleurs.

Puis une dame à sa haute fenêtre,
Blonde, aux yeux noirs, en ses habits anciens…
Que, dans une autre existence, peut-être,
J’ai déjà vue ! — et dont je me souviens !

Mon enquête est-elle terminée ? Oui, certainement, cette jeune femme qui se promène avec une ombrelle dans le parc d’un château, comme me l’a décrite Mme Méry, est Jenny Colon. Nous en sommes, Isabelle et moi, convaincus. Mais j’ai poussé la porte d’un autre monde, et je dois continuer mon enquête.

La découverte de toutes ces coïncidences entre Gérard de Nerval et ma vie provoque en moi un profond malaise, qui dure encore. Le parallélisme entre nos deux parcours est tel ! Bien sûr, La Partition de Morgenstein est mon œuvre. J’ai passé de nombreuses heures à l’écrire, la travailler, la retravailler. Je ne peux pas dire qu’elle m’a été « dictée » dans la mesure où je ne l’ai pas conçue par écriture automatique, mais en situant mon action au XIXe siècle, dans ce château, il est clair pour moi que j’ai « purgé » de très anciens souvenirs.

Mais pourquoi Plailly ? Pourquoi cette émergence de mon imagination à quelques kilomètres de Mortefontaine ? Pourquoi ce lycée Charlemagne ? Pourquoi cet Élixir du Diable ? Pourquoi ces correspondances ? Qu’y a-t-il à comprendre ?

J’ignore encore que le plus surprenant de La Partition de Morgenstein est à venir. Gustave Leforestier exécute son destin, termine de requiem et devient célèbre. Mais il est hanté par le caractère magique de sa rencontre avec l’exécuteur testamentaire. Il a certes composé le requiem, mais il sait que cette musique est l’œuvre d’un autre. Mais sans lui, elle n’aurait pas vu le jour :

Mais pouvais-je réellement prétendre que j’étais l’auteur de cette œuvre ? Sans doute. Elle avait lentement mûri en moi au travers des rêves et je l’avais ensuite couchée sur le papier, y ajoutant la pièce qui lui manquait. Mais je savais bien qu’en fait, je n’avais pas composé le requiem. Je l’avais entendu chaque nuit dans le parc. Il avait existé en dehors de moi pendant des années. Même si Bontrand m’avait attiré au château pour que je m’en empare, même si je ne parvenais pas à m’expliquer par quel sortilège la nature était capable de le rejouer chaque nuit dans le parc, il ne faisait aucun doute que le requiem avait été composé par André Morgenstein.

Pourtant, l’œuvre m’avait donné autant de mal que si j’en avais été réellement l’auteur. Mieux encore, par instants, il me semblait que le requiem faisait partie de moi-même comme mes bras et mes jambes. Je ne le concevais pas comme quelque chose d’extérieur à moi. J’en revendiquais très haut la paternité. Mais, dans ces moments-là, André Morgenstein devenait lui-même très proche de moi. Alors que j’en ignorais tout, il me semblait le connaître aussi bien que moi-même.

Il y a là un stupéfiant effet de miroir avec ce que je vis : Gérard de Nerval est à l’origine de ce roman, je ne peux plus en douter. En même temps, je l’ai mené à terme. Et je me suis longtemps demandé pourquoi, dans la vision que j’ai eue de lui, Gérard de Nerval, sur son balcon en Italie, sans doute à Florence, était énervé. Il m’avait dit « J’attends ! ». Mais qu’attendait-il au juste ?

Plus stupéfiant encore, le scénario de ce roman m’apparaît très vite comme la partition de ma propre vie. En effet, dans quelques mois, je vais connaître moi-même un « incident de parcours » qui va changer radicalement mon existence…

Bien des années après ces étonnantes découvertes, je ne suis toujours pas convaincu que Gérard de Nerval est une vie antérieure. C’est autre chose. Sans doute, comme me l’a dit Irina, une autre version d’une même chose. Ce sont des concepts qui nous échappent. Mais il n’est pas facile de vivre avec cela. J’avoue que ce parallélisme de nos deux vies m’a hanté à partir de ce jour, et ce trouble ne m’a pas quitté. Le roman La Partition de Morgenstein a toujours été pour moi un objet magique, une énigme indéchiffrable. L’expression en tout cas de l’incroyable fluidité de nos manifestations individuelles terrestres.

Pour moi, il n’est pas de meilleure preuve de la réalité des vies antérieures que ce roman, qui reprend en les mêlant intimement, des éléments provenant des vies de Camille Desmoulins, de Gérard de Nerval et sans doute de bien d’autres incarnations précédentes.

La fin tragique de Gérard de Nerval me plonge dans une très grande perplexité. Ainsi, Camille Desmoulins est mort guillotiné, Gérard de Nerval s’est pendu, à l’évidence ma lignée a un problème avec la gorge ! Je repense naturellement à cette vie antérieure de grand initié dont m’a parlé Paul Jamet. Ces hauts dignitaires accomplissaient très souvent des sacrifices humains. Ils recueillaient généralement le sang des pauvres victimes qu’ils avaient égorgées. Il me semble alors que ce problème de gorge est un karma lié à mes vies antérieures. J’en suis d’autant plus convaincu qu’un souvenir d’enfance me revient à l’esprit à cette occasion. Un souvenir décisif pour ma vie future.

Du sang de boxeur

En 1959, mes parents décident de m’opérer des amygdales. À l’époque, l’opération peut se dérouler à domicile. C’est l’option qu’ils choisissent.

L’opération elle-même se déroule plutôt bien. C’est dans les jours suivants que la situation se dégrade. Comme je hurle de douleur en permanence, j’empêche des caillots de sang de se former. On me donne des glaces à sucer, mais rien n’y fait, je continue à perdre du sang qui s’écoule lentement dans mon estomac. À intervalles réguliers, je le vomis dans une cuvette, par litres. Et ainsi tout au long de la journée. Et plusieurs jours de suite. Mes parents se désespèrent ; je suis vraiment un mauvais fils de ne pas cicatriser assez rapidement !

Au bout de quelques jours, mon état est devenu très critique. J’ai craché dans la bassine beaucoup de mon sang. Je suis anémié, très affaibli, exsangue au sens propre ! Mon père, un soir, m’enveloppe dans un grand plaid et me conduit en urgence à l’hôpital Trousseau de Paris, un établissement spécialisé dans les enfants malades. Tout de suite, comme mon état est jugé préoccupant, on décide de pratiquer une transfusion de sang d’urgence. Il est tard, il ne reste plus que le personnel de nuit. L’infirmière enfonce son aiguille dans mon bras puis s’en va. Elle ne revient que plusieurs heures plus tard… pour constater qu’elle a manqué la veine et que le sang s’est écoulé dans mon bras, partout sauf où il fallait. Non seulement mon état a empiré, mais — catastrophe — mon sang est rare et l’hôpital ne dispose plus de réserves ! L’infirmière fait alors appel à un donneur bénévole.

Je suis dans un état de semi-conscience. Il me semble, pendant la nuit, apercevoir au pied de mon lit un homme avec une veste grise et une large carrure, mais je n’en suis pas sûr. Je m’éveille un peu quand l’infirmière pratique la seconde transfusion. Sur l’autre bras, elle a posé une compresse pour réduire l’œdème. Je passe la nuit ainsi, avec les deux bras tendus. Au petit matin, l’infirmière vient prendre de mes nouvelles et me dit : « C’est un boxeur qui vous a donné son sang ! » Le genre de phrase qui décide d’un destin !

Ainsi, un boxeur m’a sauvé la vie ! Ai-je imaginé la veste grise et la large carrure à la Marcel Cerdan ? C’est possible. Mais pour moi, cette vision est celle d’un ange gardien qu’on réveille en pleine nuit, qui s’habille en catastrophe — Un enfant à sauver ! — et qui court à l’hôpital Trousseau des enfants malades. On a dû prélever son sang très rapidement et me l’injecter aussitôt. À l’époque, on ne devait pas se formaliser davantage. On l’a certainement conduit dans la chambre où je dormais : « Voilà, c’est pour cet enfant ». C’est peut-être à ce moment que je l’ai vu. Ou après la transfusion. Ou pendant. Toujours est-il que dans les jours qui ont suivi, non seulement j’ai été sauvé, mais ce sang nouveau m’a transformé physiquement. J’ai grossi et je n’ai plus jamais été malade. L’enfant souffreteux est mort cette nuit-là dans cet hôpital et un nouvel enfant est né, avec du sang de boxeur dans les veines. À partir de cette aventure qui aurait pu connaître un épilogue tragique, j’ai eu dans mon cœur un second père.

Encore dans mon enfance, des années après sa mort, la figure de Marcel Cerdan est très présente dans la mémoire collective.

Mais si j’ai gardé dans mon souvenir les larges épaules et la veste grise, les grandes bassines dans lesquelles j’ai vomi mon sang pendant plusieurs jours m’ont aussi marqué durablement. Ces événements n’ont pas quitté ma mémoire par la suite — bien au contraire ! — mais ils ont resurgi à l’occasion de mon enquête sur les vies antérieures. Ces litres de sang qui s’écoulent de ma gorge mal cicatrisée, cela ne peut qu’être mis en relation avec l’initié et ses sacrifices humains, avec Camille Desmoulins et sa guillotine, avec Gérard de Nerval et sa pendaison dans une impasse du Châtelet. Bref, nous avons dans notre lignée un sacré problème avec la gorge !

Quelques années plus tard, en 1992, le « hasard » va m’entraîner dans le monde de la boxe. Une nouvelle fois, des boxeurs vont me sauver la vie. J’en reparlerai. Mais entre-temps, le destin ne m’a pas mis en présence de boxeurs. Pourtant, à cause de cette fameuse nuit à l’hôpital Trousseau, le boxeur a souvent été le personnage principal de certains de mes textes, comme la pièce de théâtre Le Dépotoir. Durant toutes ces années, j’ai su qu’un jour, il me faudrait « rendre » ce cadeau qu’un boxeur m’avait fait une nuit de 1959…

Cette bassine qui recueille mon sang, c’est aussi le calice qui reçoit le sang du Christ, c’est le Graal. Et ce Graal c’est aussi, symboliquement, la coupe que le boxeur lève vers le ciel après sa victoire pour unir deux demi-sphères, la demi-sphère terrestre et la demi-sphère céleste, pour obtenir une sphère complète, symbole d’une totalité parfaite. Je dirai comment, en pénétrant dans le monde de la boxe, après une lecture approfondie de Jung, le monde des symboles s’est manifesté en moi.





© Christian Julia. 2021-2021.
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