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La Partition de Morgenstein

Chapitre 9

À mon réveil, le lendemain matin, j’ai immédiatement pensé à Marcel. Une irrésistible inquiétude m’a envahi lorsque je me suis rendu compte que la nuit était passée sans qu’il vînt m’avertir si la banque avait été ou non cambriolée.

Sitôt levé, je suis allé frapper à sa porte. Je n’ai eu aucune réponse. J’ai alors envisagé la seule hypothèse rassurante : rentré tard de son expédition et parti tôt travailler, il n’avait pas osé me réveiller. Mais cette explication n’eut pas sur mon humeur l’effet escompté. Marcel aurait pu me tirer de mon sommeil en pleine nuit, à n’importe quelle heure, je ne lui en aurais pas voulu ! L’affaire était trop grave. Et, de toute façon, il aurait pu glisser sous ma porte un petit mot, juste une phrase pour me tranquilliser ou, au contraire, pour me préparer à une rude épreuve. S’il ne l’avait pas fait, c’est qu’il n’était pas rentré chez lui cette nuit-là et dès lors, je devais redouter qu’un malheur ne lui soit arrivé.

Ainsi, je me rendis à la banque dans l’ignorance complète de ce qui m’attendait en arrivant. Pendant tout le trajet, j’essayai de maîtriser mon trouble. Après tout, si mon coffre avait été vidé par des voleurs, pourquoi m’accuserait-on ? Personne n’oserait mettre en doute mon honnêteté, surtout pas monsieur de Guernove. Il s’efforcerait par tous les moyens d’éviter qu’un scandale compromette l’honneur du mari qu’il destinait à sa fille. Mais j’avais beau me persuader qu’il étoufferait l’affaire, je ne pouvais m’empêcher de penser que j’aurais dû prendre la précaution de passer la nuit dans quelque lieu public pour me constituer un alibi si par malheur on me soupçonnait.

En poussant la lourde porte de la banque, je compris tout de suite qu’un drame s’était produit. Un drame affreux, pire que tout ce que j’avais pu imaginer. La femme de Mathieu, le concierge, était en larmes.

Deux employés se tenaient auprès d’elle et la consolaient. Quand elle me vit arriver, elle se précipita dans mes bras.

— C’est horrible, Monsieur Leforestier, hurla-t-elle en plaquant sa joue humide contre ma poitrine. Ils ont tué mon pauvre mari ! Ils l’ont tué ! Et ils ont vidé votre coffre, Monsieur Leforestier ! Vidé !

J’aurais voulu disparaître sur-le-champ, ne plus exister, me dissoudre dans l’atmosphère. Jamais de ma vie, je n’avais vécu une situation aussi pénible. Je m’attendais à un vol et je découvrais un meurtre ! Pourtant, il ne me vint pas l’idée de fuir. Je calmai de mon mieux la vieille femme et demandai aux deux employés de la ramener dans sa loge. Puis je montai vers mon destin.

Monsieur de Guernove se trouvait dans mon bureau entouré de monsieur Vincent, le sous-directeur, et de monsieur Mandrin. Tous étaient atterrés. Ils me saluèrent rapidement d’un mouvement de la tête et monsieur de Guernove tendit sa longue main vers le coffre béant, vide. Tout l’argent et tous les documents qu’il contenait avaient été volés.

— Des individus se sont introduits dans la banque cette nuit, m’expliqua monsieur de Guernove après avoir refermé la porte du bureau, Mathieu les a surpris et ils l’ont tué de deux coups de couteau. Sa femme a pu se cacher. Mais la peur l’a paralysée et elle n’a pu prévenir personne. C’est seulement lorsqu’ils sont repartis, après avoir emporté le contenu du coffre, qu’elle m’a alerté.

— Apparemment, enchaîna monsieur Vincent, ils n’ont cambriolé que votre coffre. C’était d’ailleurs le seul qui contenait de l’argent liquide.

Monsieur Vincent était un homme entre deux âges, toujours habillé avec une élégance un peu outrée. Il avait le visage sec, le regard soupçonneux. Il n’était pas marié et on ne lui connaissait pas de liaison. Il compensait sa petite taille par des crises d’autorité dont la victime était en général la première personne qui croisait son chemin. Il ne savait pas se faire aimer, cet homme qui, sans doute plus qu’aucun autre, avait besoin de l’être. Monsieur de Guernove ne l’appréciait guère, mais son impopularité et la crainte qu’il inspirait lui étaient utiles. Il se déchargeait sur lui des besognes disciplinaires.

— Seule la porte de votre bureau a été fracturée, dit monsieur de Guernove. Les voleurs savaient parfaitement où se trouvait l’unique coffre contenant de l’argent liquide. Quant au coffre, ils l’ont tout simplement ouvert avec une clef. Comme vous pouvez le constater, il n’y a aucune trace d’effraction.

— Nous avons donc affaire à des individus qui connaissaient parfaitement les lieux et les habitudes de la banque, conclut monsieur Vincent en me fixant sournoisement.

J’eus la pénible impression que les deux hommes, en me rapportant les détails de leurs premières constatations, cherchaient à démontrer ma culpabilité. Ils s’exprimaient tous deux avec froideur sans la moindre excitation. Ils n’étaient nullement affolés ni par le vol ni par le meurtre du concierge. Debout devant la fenêtre, immobiles et dignes comme des juges, ils me regardaient droit dans les yeux, tendus vers un seul et même but : détecter sur mon visage les signes d’un trouble intérieur. Monsieur Mandrin, lui, ne disait rien. Mais son regard inquiet se posait alternativement sur eux et sur moi.

— Je suis convaincu pour ma part, lança le sous-directeur, que quelqu’un leur a procuré la clef du coffre.
— La police elle-même, ajouta monsieur de Guernove, est parvenue à cette conclusion. Il n’existe d’ailleurs pas de passe qui permette d’ouvrir les coffres de la banque.
— Nous sommes quatre à posséder un double de la clef, dit monsieur Vincent de plus en plus soupçonneux à mon égard : Monsieur de Guernove, moi-même, Monsieur Mandrin et vous, Monsieur Leforestier. Personnellement, je l’ai encore sur moi.
— Moi aussi, dit monsieur de Guernove, en exhibant la sienne.
— Je dois l’avoir également, dit monsieur Mandrin en fouillant dans la poche de son gilet. Oui ! La voici !
— Et vous, Monsieur Leforestier, me demanda monsieur Vincent, avez-vous votre clef sur vous ?
— Certainement, répondis-je avant de plonger la main dans la poche de ma veste.

Les quatre clefs étaient là. En nous voyant montrer chacun notre clef, il me sembla participer à une cérémonie secrète où trois initiateurs s’assuraient que je détenais bien la clef qui faisait de moi un membre à part entière de la secte.
— On ne vous l’a donc pas volée, dit monsieur de Guernove, apparemment satisfait de l’expérience.

Le visage du sous-directeur ne se détendit pas pour autant. Il continua à me fixer d’un regard inquisiteur.

— Si chacun de nous a sa clef, poursuivit monsieur de Guernove, je ne vois pas comment les voleurs ont pu ouvrir le coffre.

C’est alors qu’il quitta la fenêtre et vint s’installer à mon bureau. Monsieur Mandrin demanda l’autorisation de s’asseoir. Cette brève agitation soulagea quelque peu mes nerfs. Je restai cependant debout, face à monsieur Mandrin qui, derrière monsieur de Guernove, me fixait toujours.

— Pensez-vous qu’on a pu vous la dérober quelques minutes, me demanda-t-il, le temps d’en prendre une empreinte ?
— Je ne vois pas en quelle circonstance on aurait pu la sub­tiliser puis la replacer sans que je m’en aperçoive, répondis-je en essayant de paraître le moins du monde troublé. Mais je sentais bien que l’étau se resserrait sur moi. Le sous-directeur me soupçonnait, c’était certain, et les griffes de ses questions insidieuses pénétraient chaque fois plus profondément dans ma chair. Sous peu, j’allais être fait.
— Nous avons trop tardé, dit-il soudain à monsieur de Guernove.
— En effet, répondit celui-ci. Maintenant que nous savons que monsieur Leforestier a sa clef, nous allons demander à la police de poursuivre son enquête.

Il s’interrompit un instant et, à mon adresse, presque en confidence, il ajouta :
— J’ai préféré vous voir avant que ces messieurs de la police vous interrogent. Vous n’avez aucun soupçon ?
— Pas le moindre, lui répondis-je calmement (d’autant plus calmement que je n’en avais réellement aucun). Nous sommes quelques-uns à savoir ce que contient le coffre, mais je ne soupçonne personne.

J’ignore si ma réponse le convainquit, toujours est-il qu’il demanda à monsieur Vincent et à monsieur Mandrin de le laisser seul avec moi. Les deux hommes quittèrent rapidement la pièce. Monsieur Vincent, en passant à ma hauteur, me lança un coup d’œil qui signifiait que ma cause était entendue : j’étais coupable. Cela ne pouvait faire de doute pour lui.

Quand nous fûmes seuls, monsieur de Guernove m’invita à m’asseoir en face de lui et me dit :
— Je ne vois qu’une explication à cette affaire. Les voleurs se sont emparés d’une des clefs et en ont fait une empreinte.
— C’est en effet le plus probable, lui répondis-je en forçant mon assurance. Et à qui, selon vous, a-t-on pu la voler ?
— Pas à moi ! Mes clefs sont reliées à une chaîne et la chaîne à la ceinture de mon pantalon. Si on avait essayé de me les prendre, je m’en serais rendu compte. La nuit, je les place dans un coffret dont je garde la clef sous mon oreiller. Quant à monsieur Mandrin, il ne sort pas. Depuis des années, il va de son bureau à son domicile et de son domicile à son bureau sans jamais s’écarter de ce chemin.
— Vous pensez donc à monsieur Vincent ?
— Certes non, les amis qu’il fréquente n’offrent guère de garantie morale, mais il les choisit dans la haute société et on ne compte pas de petits tueurs parmi eux.
— C’est donc à moi, d’après vous, qu’on l’aurait volée ?
— Je n’accuse personne. Je cherche seulement à comprendre. Avant la police. Fouillez dans votre mémoire. Cherchez si, dans une quelconque occasion, vous ne vous êtes pas retrouvé entouré de gens qui auraient pu vous la prendre subrepticement.
— Je ne vois pas.
— Cherchez bien.

Je compris à cet instant que monsieur de Guernove était au courant de tout. Il voulait m’acculer à lui révéler moi-même l’imprudence que j’avais commise le soir de la petite fête. Le vendeur de coffres-forts avait parlé. J’en étais convaincu maintenant.
— Vraiment, vous ne voyez pas ? me dit-il en appuyant ses coudes sur le bureau. Alors, je vais vous dire en quelle occasion quelqu’un a pu vous dérober votre clef. Vous avez bien fêté vos fiançailles dans un cabaret de la rue de Belleville avec des amis ?
— En effet, dis-je alors que je sentais les mâchoires de l’étau s’approcher de ma gorge et communiquer à ma peau le froid contact du métal. J’aurais voulu fuir le bureau. Mais l’étau me retenait sur la chaise immobile, la tête haute, le regard droit. Il fallait que mes nerfs tiennent le choc ! Il le fallait. Mon bonheur dépendait de leur résistance.
— Et au cours de cette soirée, continua monsieur de Guernove, vous avez offert un verre à tous les clients qui étaient présents dans le cabaret.
— En effet.
— Et parmi les clients qui ont accepté votre invitation, il y avait un vendeur de coffres-forts.
— En effet.
— Dois-je continuer ou la mémoire vous est-elle revenue ?

Je me levai d’un bond et me précipitai vers monsieur de Guernove en criant :
— J’avais beaucoup bu. Je ne me suis pas rendu compte de ce que je faisais !

Monsieur de Guernove se leva à son tour et se mit à arpenter la pièce de long en large. La colère qu’il avait contenue jusqu’alors explosa soudain :
— Ni de ce que vous faisiez, ni de ce que vous disiez ! Vous rendez-vous compte que devant une vingtaine de personnes — d’étrangers ! — vous avez décrit tous les coffres de la banque, l’endroit où ils se trouvaient, leur contenu, la résistance qu’ils offraient ? Vous vous rendez compte de votre légèreté ! Et dire que j’allais vous confier ma fille ! Et plus tard, ma banque ! Mais qu’est-ce qu’il vous a pris ?
— Je n’ai pas l’habitude de boire, lui répondis-je, vaincu, humilié, déconcerté. Et ce soir-là, nous avons beaucoup bu. Le vendeur a appris que je travaillais au Crédit Industriel ; il m’a posé des questions sur les coffres de la banque. Je sais que je n’aurais pas dû lui répondre. Mais je suis prêt à réparer ma faute. Je rembourserai sou par sou l’argent qui a été volé. Mais je vous en supplie, ne me condamnez pas.
— Vous semblez oublier qu’il y a eu mort d’homme, me dit durement monsieur de Guernove.

Il aurait sans doute pardonné mon inconscience si elle n’avait eu pour conséquence qu’un vol. Hélas ! Le concierge avait été poignardé. Et, dans une certaine mesure, j’étais aussi responsable de ce meurtre !

Je m’effondrai sur la chaise. Monsieur de Guernove se calma et me dit, après être revenu s’asseoir derrière le bureau :
— Je ne tiens pas à ce que cette affaire s’ébruite. Je ne veux pas que le fiancé de ma fille soit impliqué dans un assassinat doublé d’un vol. Toute cette histoire restera donc entre nous. Le vendeur doit revenir me voir ce soir. J’achèterai ses coffres, et son silence.
— Mais la police...
— La police mènera l’enquête que je veux. Vous resterez à la banque quelque temps, pour ne pas éveiller les soupçons. Dans quinze jours, vous la quitterez. Dans l’immédiat, vous libérerez la chambre que je vous loue. Et vous pouvez considérer que vos fiançailles avec ma fille sont rompues.

Monsieur de Guernove venait de me porter le coup fatal et pourtant je dus le remercier. Je n’ai pas cherché à protester ni à me défendre ni à implorer sa clémence. D’une seule phrase, il m’avait privé de mon travail, de mon logis et surtout de l’être qui comptait pour moi le plus au monde. En quelques secondes, il m’avait réduit à néant, mais il m’avait aussi épargné la prison et peut-être même la mort. En un sens, il avait fait preuve d’indulgence à mon égard. Cependant, ce jour-là, je perdis tout pour une misérable clef qui était passée de mains en mains au cours d’une soirée où j’avais cru pouvoir fêter un bonheur définitif.

La réaction de Lucie ne se fit pas attendre. Le soir même, par l’entremise de Marguerite, je recevais d’elle ce billet :

Pas plus que mon père, je ne vous garde rancune de votre légèreté. Il est bon que vous n’ayez pas cherché à dissimuler la vérité ni à nier l’évidence. Néanmoins, vous devez vous en rendre compte, vous avez commis une faute. Et mon père, qui vous a accordé sa confiance, est aujourd’hui cruellement déçu. Il vous considérait comme son fils et, bien que vous n’ayez eu aucune famille et que votre situation financière fût des plus précaires, il était prêt à consentir à notre mariage. Le voilà maintenant furieux contre vous. Ma mère ne sait plus que penser. Dieu merci, l’affaire en restera là. La police ne vous inquiétera pas. Mon père me l’a assuré.
Ces douloureux événements n’ont pas altéré les sentiments que je vous porte. Vous savez que je vous aime et que, quoi qu’il advienne, je vous aimerai toujours. Je n’y vois pas encore très clair en moi. Je vivais avec la certitude de notre union et je dois maintenant m’habituer à une situation aussi nouvelle que contrariante.

Mon père m’a interdit de vous revoir et même de correspondre avec vous. Je n’ai cependant pas pu résister à l’envie de vous écrire ce mot. Mais je crois qu’il vaut mieux que nous laissions le temps mettre de l’ordre dans nos esprits et dans nos cœurs. Si nous voulons être heureux ensemble un jour, nous devons éviter de commettre la moindre imprudence. Je me sens déjà coupable de vous avoir écrit ce billet, mais il le fallait. Pour que vous sachiez que mon amour pour vous était intact, aussi intense qu’au premier jour, et que j’aurai le courage d’attendre le temps qu’il faudra pour unir ma vie à la vôtre.

Lucie qui vous aime.

J’avais imaginé naïvement que la rupture de nos fiançailles n’entraînerait pas celle de nos relations et que, malgré la sentence de monsieur de Guernove, nous pourrions continuer à nous voir. J’avais aussi imaginé sans trop y croire cependant que Lucie, au mépris de l’interdiction de son père, accepterait de partager mon existence, même si cette existence devait être miséreuse et incertaine. Sa lettre m’ôta ces illusions. Lucie montrait clairement son intention de ne pas aller à l’encontre des volontés de son père. En prenant l’initiative de m’écrire, juste avant que je me décide moi-même à le faire, elle espérait couper court à toute tentative de ma part pour la revoir. Et moi qui avais vanté son courage ! Pouvais-je réellement croire à ses serments d’amour éternel ? Ne s’était-elle pas résignée un peu vite ? Avant de la rencontrer, je n’avais pas grand-chose à lui offrir, désormais, je n’avais plus rien du tout, pas même la perspective d’un avenir brillant.

Le lendemain, peu pressé de me rendre à la banque, je partis à la recherche de Marcel dont j’étais toujours sans nouvelle. J’allai tout d’abord à la fonderie et interrogeai le gardien.

— Deux jours qu’on ne l’a pas vu ! s’exclama-t-il, furieux. Si vous le voyez, dites-lui que ce n’est pas la peine qu’il remette les pieds ici !
— Je vous en supplie, lui répondis-je, attendez au moins encore un jour. Je suis sûr que quelque chose de grave lui est arrivé. Il n’est pas non plus chez lui.
— Le travail n’attend pas. Nous lui avons trouvé un remplaçant.
— Vous n’avez pas une idée de l’endroit où il peut être ?
— Faites le tour des estaminets du quartier. C’est là qu’ils finissent tous. Vous le trouverez sûrement...
— Pas lui ! J’ai tout lieu de croire qu’il ne traîne pas dans ces endroits. Donnez-lui au moins une chance.
— Inutile d’insister. Je vous ai déjà dit qu’il a été remplacé !

Et l’homme me pria de le laisser en paix.

Ainsi, j’avais entraîné Marcel dans ma chute ! Qui pouvait dire ce qu’il était advenu de lui ? Puisque le meurtre du concierge avait eu lieu vers minuit et demi — les aiguilles de sa montre brisée l’attestaient — et que Marcel s’était rendu à la banque vers dix heures, il avait certainement vu les voleurs s’y introduire. Il avait peut-être même tenté de les en empêcher, et il avait échoué. Et cet échec lui avait sans doute coûté la vie. Je suivis cependant le conseil du gardien de la fonderie et visitai les estaminets des alentours dans l’espoir d’y rencontrer peut-être pas Marcel, mais au moins un de ces amis, un de ceux dont j’avais fait la connaissance lors de la fête au Chandelier.

Dans le premier établissement, on ne le connaissait pas. Dans le second, son nom disait vaguement quelque chose, mais on ne l’avait pas vu depuis des mois. Dans le troisième, on le connaissait bien, mais on se demandait, comme moi, où il était passé. Il en fut de même dans deux autres. Et dans deux autres encore. J’avais presque perdu espoir lorsqu’enfin, dans le huitième établissement, quelqu’un m’entendant parler de lui me fit signe de venir à sa table. Je reconnus un des hommes qu’il avait invités le soir de la fête. C’était un Breton, comme lui, le visage un peu fermé, sans expression. Une longue pipe au tuyau recourbé tombait de ses grosses lèvres sur son abondante barbe brune. Sous sa casquette rejetée sur le côté, je devinai une calvitie précoce.

— Qu’est-ce que vous lui voulez à Marcel ? me demanda-t-il d’une voix tranchante.
— Je suis sans nouvelle de lui depuis deux jours, dis-je en m’asseyant en face de l’homme, et j’ai les pires inquiétudes.
— Il n’est pas mort, me répondit-il sèchement, et je devine où il est.
— Pouvez-vous me le dire ?

Il ralluma sa pipe et tira plusieurs bouffées. Je sentis l’odeur acre du tabac. La fumée s’échappa du foyer et s’éleva le long de son visage, caressant ses narines et pénétrant dans ses yeux. Il fit une grimace puis me répondit :

— Je pourrais vous le dire, mais ça ne servirait à rien. C’est un endroit où les messieurs comme vous ne doivent pas aller.
— Mais pourquoi a-t-il disparu ?
— Il se cache, pardi ! Vous ne savez donc pas que la police le recherche depuis le vol de la banque ?
— Mais il n’a rien volé !
— Bien sûr. Mais la police ne le sait pas. Et il préfère se cacher.
— Il faut absolument que je le rencontre. Dites-moi où il se trouve, j’irai le voir.
— Non ! Si vous avez quelque chose à lui dire, je veux bien lui transmettre un message. Mais ne cherchez pas à le voir. Vous avez fait assez de bêtises comme ça ! A-t-on idée de montrer la clef d’un coffre-fort bourré d’argent à des gens qui crèvent de faim !

Je restai muet, atterré, humilié. Marcel était vivant et, dans une certaine mesure, libre. Mais à cause de moi, il était maintenant contraint de se terrer quelque part dans Paris. Sans doute s’était-il réfugié sur les hauteurs de la colline de Chaumont, là où la police elle-même n’osait pas s’aventurer, là où se cachaient désormais ceux qui trouvaient autrefois refuge dans les carrières de Belleville, là où l’on rencontrait les filles de mauvaise vie et toutes sortes de rôdeurs. Il ne faisait pas bon se promener dans ces rues, du Plateau ou des Alouettes, qui n’étaient même pas pavées, il ne faisait pas bon s’engager entre ces maisons qui étaient le théâtre des pires horreurs. Avec mon habit propre de chef de bureau — d’ex-chef de bureau, devrais-je dire — je n’avais aucune chance de ressortir vivant de cet endroit la nuit, et une bien maigre chance le jour. C’était bien la cachette idéale. Mais pourquoi Marcel avait-il été obligé de s’y retrancher ? Avait-il participé au cambriolage de la banque ?

Mon message tenait en quelques mots : l’adresse de l’hôtel où j’habitais depuis que j’avais été chassé de la chambre de monsieur de Guernove. En fait d’hôtel, c’était une infâme masure, et ma chambre était un réduit mansardé, sans la moindre aération, aménagé au dernier étage — presque un placard. Je devais cependant m’en contenter. Mes rares économies avaient disparu dans l’achat de la paire de gants fourrés, dans la location de l’habit que je portais à mes fiançailles et dans le dîner au Chandelier. Je ne regrettais aucune de ces dépenses, mais le fait était là : je n’avais plus d’argent et je ne pouvais m’offrir mieux que cette chambre infâme où je ne sais quels déchets d’humanité avaient vécu avant moi.

Face à un tel acharnement du sort, j’étais tenté de croire à une machination montée contre moi quelque part entre les lignes de ce destin dont, précisément, j’avais cru naïvement être privé. Il prenait une belle revanche, le destin ! Fou que j’avais été de me croire supérieur aux autres hommes parce que je n’avais pas de lignes dans la main ! Le gantier m’avait gavé d’idées fausses. Comment avais-je pu le croire ? Comment avais-je pu croire que Dieu m’avait oublié, moi, Gustave Leforestier ? Ma vanité me faisait maintenant horreur.

Devant une telle adversité, je ne pouvais que m’incliner. La vengeance de Dieu m’atteignait d’un coup. Qu’allais-je devenir à présent ?





© Christian Julia. 2021-2021.
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