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De quoi le graffiti est-il la religion ?

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De la calligraphie au lettrage

J’ai comparé les « persos » des graffeurs aux vitraux du Moyen Âge, mais le graffiti, à l’origine, n’est pas figuratif, il est avant tout une écriture. En fait, le seul dieu que les premiers writers vénéraient était la lettre !

La lettre ! Je me demande si mon intérêt pour le graffiti n’est pas lié aussi à la fascination que les lettres exercent sur moi depuis toujours. Adolescent, je collectionnais les planches de Letraset [1] pour faire des titres sur mes cahiers, sur les couvertures de mes livres, sur des objets.

Lettres à transfert direct Letraset.

Il m’arrivait de traîner au sous-sol du Bazar de l’Hôtel de Ville, au rayon bricolage, où l’on pouvait acheter de grosses lettres en liège, en métal ou en plastique, pour toutes sortes d’usage. La contemplation de la beauté d’une lettre me mettait dans un état second. Ma préférée était le « R », dont le mélange de courbes et d’arrêtes vives me donnait le frisson.

Très tôt j’ai écrit avec une machine à écrire et dès que j’en ai eu les moyens je me suis acheté un modèle électrique Olivetti à boule [2] ! C’était un bonheur de pouvoir changer les caractères ! Déjà je m’intéressais à la typographie : typo script, typo avec sérif (avec empatement), sans sérif (sans empatement), etc.

Hello World !

Et en 1985, quand le premier MacInstosh d’Apple est apparu — Hello World ! — je n’ai pas pu résister, malgré son coût astronomique à l’époque.

Le premier MacIntosh d’Apple sorti en 1984. La plus belle machine à écrire inventée par l’homme.

J’ai dû prendre un crédit sur quatre ans pour le financer. Non seulement Apple avait repris pour son ordinateur le clavier des machines à écrire, ce qui n’était pas le cas des autres ordinateurs de l’époque, mais les textes s’écrivaient noir sur blanc, et non vert sur noir ! Le logiciel de traitement de texte, MacWrite, s’inspirait — excusez du peu — des logiciels professionnels d’imprimerie. Gutenberg à la maison ! L’appareil était WYSIWYG, ce qu’on voyait à l’écran était ce qu’on obtenait en impression [3]. On pouvait aligner les textes à droite, à gauche, au centre et même les justifier ! Le bonheur !

Pouvoir justifier un texte comme dans un livre d’imprimerie était pour moi une sorte de Graal. C’était impossible à réaliser avec une machine à écrire. Avec le MacIntosh, tout cela devenait automatique. Quelle magie !

Aujourd’hui, tous les ordinateurs fonctionnent selon le modèle imaginé par Apple. Mais à l’époque, les ordinateurs étaient en fait des machines dérivées des calculateurs et en avaient le (peu de) charisme…

En réussissant l’interface homme-machine, Apple avait inventé la plus belle machine à écrire du monde.

À cette époque, j’ai mis de côté mes lettres à transfert direct Letraset et je me suis passionné pour la typographie. De nouveaux dieux sont apparus dans mon Olympe. Ils avaient nom Times, Arial, Helvetica, Verdana…

Mais je crois que cette fascination pour la typographie a une origine bien plus ancienne. Un jour, en entrant dans une grande salle de l’abbaye du Mont-Saint-Michel où se réunissaient les moines pour recopier les « écritures saintes », j’ai ressenti une telle émotion, je m’y suis tellement vu, debout devant le pupitre, une plume à la main, penché sur du parchemin, que j’ai deviné ce jour-là d’où me venait mon amour pour la lettre.

Sans doute que dans ces temps anciens, je ne me contentais pas de recopier des textes, j’étais peut-être aussi occupé à dessiner de magnifiques lettrines en début de paragraphe…

La lettre et l’esprit

Aujourd’hui, il m’arrive de passer de longs moments à écrire les lettres de l’alphabet sur une feuille de papier avec un stylo à plume. Cela me détend. Tous ceux qui pratiquent la calligraphie le savent. Dessiner des lettres met l’esprit en relation avec le corps, la main servant d’agent de liaison. Très vite l’exercice se transforme en méditation. Peu importe le texte qui est écrit, peu importe les lettres qui sont utilisées, l’essentiel est dans le geste. Les graffeurs ne disent pas autre chose. C’est pourquoi, quand leur travail est « repassé » — « toyé », dans leur langage —, ce n’est pas très grave pour eux. Car ils tirent leur plaisir de l’accomplissement du lettrage et pas nécessairement de la contemplation de leur œuvre. Ils la prennent en photo pour mémoire, mais très vite, ils vont chercher un autre mur pour écrire une nouvelle fois leur blaze. Tout le plaisir est dans la peinture d’un motif qu’ils répètent à l’envi.

Mais toutes les lettres ne leur procurent pas le même plaisir. Ils apprécient la forme de certaines, et d’autres les ennuient à mourir. C’est rare mais il arrive qu’ils en aient assez d’une lettre, alors ils changent de blaze ! Pour cette raison, les graffeurs ne sont pas des typographes. Ils ont longuement réfléchi à la façon de dessiner les lettres de leur nom, mais ils ne dessinent pas tous des alphabets complets. Certains « mentors » obligent pourtant leurs élèves à réaliser des alphabets sur des cahiers pendant des jours et des jours avant d’accéder au graal : taper un mur. Mais tous ne le font pas, préférant se concentrer sur la réalisation parfaite des lettres qui composent leur blaze.

L’alphabet de Nexer.

J’ai parlé de la calligraphie arabe. De plus en plus des graffeurs représentent dans leurs œuvres des phrases qui ressemblent beaucoup aux fameux versets du Coran dessinés par les artistes arabes. Mais souvent, ces phrases ne veulent rien dire, de l’aveu même de leurs auteurs. Elles ne sont là que pour le plaisir des yeux, pour le plaisir de dessiner des lettres.

Tarek Benaoum à Roubaix. © Photo CJ.

Il faut sans doute voir dans cette pratique une sorte d’intermédiaire entre la représentation répétitive du blaze et la fresque de street art. L’inspiration est libérée, mais elle continue de célébrer la fascination pour la lettre…

Le graffiti contemporain est-il l’héritier de la calligraphie ? Beaucoup de graffeurs ne veulent pas rattacher leur pratique à quoi que ce soit, surtout venant du passé. Quand on leur parle d’art pariétal ou de calligraphie, ils fulminent. Pour eux, le graffiti est né ex nihilo du désarroi de la jeunesse d’après guerre et l’exprime, sans référence à de quelconques pratiques plus anciennes. Certes, le graffiti ne ressemble à rien de connu. Mais je suis convaincu que dessiner des lettres n’est pas un acte anodin et j’expliquerai plus loin pourquoi.

Contrairement à une idée répandue, l’écriture n’a pas été inventée pour compter les moutons ou la superficie des champs de blé. On sait qu’elle apparaît en Mésopotamie quand naissent les premières civilisations, il y a un peu plus de six mille ans. C’est l’écriture dite « cunéiforme » car elle est formée de petites pointes, de « coins ». Mais quasiment au même moment apparaissent en Egypte les hiéroglyphes, une écriture qui se compose en fait de dessins représentant des animaux ou des objets du quotidien de l’époque. L’écriture présente alors un caractère tout à fait sacré. Pour les actes administratifs, il existe une autre écriture, plus simple. D’ailleurs, le mot « hiéroglyphe » est un dérivé du grec qui veut dire « sacré » (hieros) et « gravé » (gluphein). L’écriture de ces signes est alors réservée à une élite, les scribes. On sait qu’il en existait plusieurs catégories. Certains scribes ne faisaient qu’écrire des textes, d’autres étaient plus spécialisés dans le dessin. D’autres encore faisaient les deux. Il est curieux de retrouver cette typologie chez nos graffeurs actuels… ! Certains font uniquement du lettrage, d’autres uniquement des « persos » et d’autres font les deux !

Mais comment en est-on arrivé à notre écriture moderne qui est composée de lettres indépendantes formant des syllabes ? Il existe de nombreuses hypothèses mais selon l’une d’elles [4], notre alphabet aurait été créé au XIXe siècle avant notre ère par des populations dites « cananéennes » originaires de contrées correspondant à peu près à l’État d’Israël et à la Palestine d’aujourd’hui. Elles étaient sous la domination de l’Egypte. Confrontées aux hiéroglyphes égyptiens, qu’elles trouvaient bien peu pratiques pour un usage courant, ces populations ont imaginé un alphabet reprenant le son des dessins égyptiens. Par exemple, le B de leur alphabet représente le hiéroglyphe « bet » qui est le dessin d’une maison. Le R représente le hiéroglyphe « roʾš » qui est le dessin d’une « tête », et ainsi de suite.

Quelle que soit l’hypothèse, en tout cas, c’est la transformation des hiéroglyphes en lettres qui a donné naissance au premier alphabet, lequel ensuite a inspiré tous les alphabets que nous connaissons aujourd’hui.

Au Moyen Âge, Charlemagne trouva que les lettres utilisées dans les manuscrits, essentiellement des majuscules, n’étaient pas très lisibles et demanda à un certain Alcuin d’inventer une écriture plus lisible. Ainsi naquirent nos minuscules. Merci Charlemagne !

À l’époque, bien sûr, l’écriture ne sert qu’à retranscrire les textes sacrés. C’est pourquoi l’écriture et le religieux ont toujours été liés. Les rares personnes qui écrivaient dans ces temps anciens, ont transformé la pratique de l’écriture en véritable activité artistique, mêlant ainsi une nouvelle fois art et religion.

La calligraphie, voie de l’Éveil

Du côté de l’Asie, la calligraphie apparaît d’abord en Chine puis se développe au Japon où elle présente beaucoup de caractères communs avec les arts martiaux. Elle devient alors une « voie » de l’Éveil par l’écriture comme les arts martiaux sont une « voie » de l’Éveil par le corps. La tradition considère que les lettres sont des créations de dieu. Les manier, les dessiner, consiste alors à ce reconnecter à la partie la plus spirituelle de l’être. Peu importe ce que l’on écrit, d’ailleurs. C’est l’acte d’écrire qui est important, pas le résultat final, encore moins le sens de ce que l’on a écrit. Ainsi, le but de la calligraphie n’est pas de créer une œuvre artistique mais juste d’écrire. Elle acquiert alors un statut de pratique méditative.

La calligraphie asiatique est une voie de l’éveil spirituel.

On comprend à quel point le graffiti, surtout dans sa pratique du lettrage, partage de traits communs avec la calligraphie et donc avec la spiritualité.

La parenté est encore plus frappante quand on observe les graffeurs à l’œuvre. Comme pour la calligraphie, l’important c’est la gestuelle. Tout le corps est associé dans la réalisation du lettrage. Certains graffeurs donnent l’impression de danser. Le geste d’ailleurs a été souvent répété, ce qui lui donne une efficacité stupéfiante. La réalisation d’un blaze devient quasiment réflexe, et ainsi le graffeur peut se laisser entièrement absorber par ce qu’il est en train de produire.

La référence à la calligraphie nous apporte-t-elle un nouvel indice sur le caractère religieux du graffiti ? Je pense que nous touchons là un point très important. En maniant des lettres, les graffeurs accomplissent un acte qui a constitué de tous temps une démarche hautement spirituelle.

Mais poursuivons notre exploration à la recherche de nouveaux indices…


[1Ce sont des planches avec des lettres collées à l’arrière que l’on transfert sur le support en passant dessus avec un objet pointu comme un stylo.

[2Le système, inventé par IBM, remplaçait les tiges de caractères des machines à écrire traditionnelles par des boules où étaient gravées en relief les caractères. Selon la touche que l’on frappait, la boule tournait sur elle-même et présentait le caractère correspondant face au papier. Ce système génial permettait de changer le jeu de caractères tout simplement en changeant de boule.

[3What You See Is What You Get. Ce que vous voyez à l’écran est ce que vous obtenez.

[4Elle est proposée par Orly Goldwasser,, une égyptologue israélienne née en 1951.





Il existe une version sonore de ce texte :

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