Soudain, la porte de ma chambre d’hôpital s’ouvrit et je vis entrer le docteur Albert-Edouard Mallet-Simon.
— Mon cher, commença-t-il sur un ton enjoué, vous pouvez dire que vous avez une sacrée chance !
Une sacrée chance ! Me dire ça à moi ! Si Albert-Edouard n’avait pas été un ami de longue date, connu pour son cynisme et son insolente joie de vivre, je crois que je l’aurais étranglé. Me parler de chance alors que la veille je m’étais retrouvé nez à nez avec un chauffard qui doublait en haut d’une côte et qui m’avait envoyé percuter de plein fouet un des arbres plantés au bord de la route. Un paysan dans son champ avait vu l’accident et était allé immédiatement en tracteur au bourg voisin alerter les gendarmes. Les pompiers, arrivés les premiers, armés de haches et de chalumeaux, avaient mis près d’une heure à me dégager des tôles enchevêtrées.
— Vous appelez ça de la chance ! m’exclamai-je à travers les bandelettes qui entouraient ma pauvre tête. Vous m’avez amputé des deux bras et...
— Aucune importance !
— ... Des deux bras, et des deux jambes...
— Aucune importance, je vous dis.
— J’ai le bassin et les poumons en bouillie...
— Aucune...
— Taisez-vous ! On ne me donne pas trois jours à vivre et vous trouvez que j’ai de la chance !
— Ne vous énervez pas, Serge, vous allez accélérer l’hémorragie. Reprenez votre sang-froid et écoutez-moi calmement.
Albert-Edouard Mallet-Simon était un chirurgien de réputation mondiale. Mais depuis une vingtaine d’années, par amitié pour moi il continuait à s’intéresser aux détresses de ma santé. Je lui rendais visite très souvent, presque une fois par semaine. J’étais en effet atteint d’une affection pratiquement incurable : l’hypodéfensivité.
Mon organisme avait poussé à ce point le sens de l’hospitalité qu’il accueillait avec la plus grande joie tous les microbes, virus et autres bacilles qui flottaient dans l’air vicié de la capitale.
Étrange paradoxe, dans ce corps si frêle et si fragile que je trimbalais depuis une trentaine d’années, il semblait vraiment faire très bon vivre. Les germes les plus nocifs s’y développaient et y prospéraient à mes dépens avec insouciance. Pas une seule de ses petites bestioles hostiles ne faisait un séjour à Paris sans venir frapper à ma porte. Certaines s’installaient chez moi de longs mois, d’autres, voyant la place trop occupée, s’en allaient au bout de quelques semaines. Mon accident, en quelque sorte, constituait un tournant dans mon existence ; il inaugurait sans doute un cycle de catastrophes d’un style nouveau.
Pour un esprit scientifique et curieux, comme l’était celui d’Albert-Edouard, j’étais un malade idéal sur lequel il pouvait tester toute la gamme de médicaments que ses collègues et amis des industries pharmaceutiques mettaient au point.
Albert-Edouard était aussi mon conseiller psychologique, car lorsque ma santé physique me laissait à peu près tranquille — ce qui était somme toute assez rare et, de toute façon, de courte durée — c’était ma santé mentale qui donnait des signes patents d’affaiblissement. Et je traversais de profondes crises de mélancolie ou, dans les cas les plus graves, surtout au creux de l’hiver, des phases de désespoir aigu. Il est vrai que mon métier — j’accueillais et je conseillais les chômeurs dans une agence pour l’emploi — me mettait tous les jours en contact soit avec des Européens sains de corps, mais mentalement déprimés soit avec des Algériens, des Tunisiens, des Marocains, des Turcs, des Antillais, des Camerounais ou même des apatrides tout à fait sains d’esprit, eux, mais porteurs d’une multitude de maladies exotiques.
Albert-Edouard me connaissait donc parfaitement et comme j’avais pris soin de noter son nom et son adresse dans mon calepin en face de la mention : Personne à prévenir en cas d’accident, je fus admis en urgence dans son service aussitôt après le drame.
— Je vais vous dire pourquoi vous avez une sacrée chance, continua-t-il.
Un bout de bandelette se souleva à la hauteur de mes sourcils. Il comprit que le mot « chance » provoquait en moi une violente réaction épidermique et, craignant une aggravation de mon état, il se reprit :
— Figurez-vous, me dit-il en s’asseyant sur le lit, que l’on vient de me présenter un homme qui a eu la tête broyée par une moissonneuse-batteuse. Le malheureux a voulu sauter de l’engin en marche, mais le lacet de sa basket droite s’est pris dans un levier et il a basculé la tête la première. Vous imaginez la suite...
— Tout à fait. Je vous dispense des détails.
— On me l’a amené pour que je fasse quelque chose. Mais sa tête était vraiment trop endommagée. On aurait dit un ballon de baudruche dégonflé. Il est donc civilement mort. Mais — et c’est là le miracle — son cœur bat encore ! Eh oui, aussi stupéfiant que cela puisse paraître son cœur continue à battre comme si de rien n’était. En fait, son organisme (sauf sa tête, bien entendu) est vivant ! Et quel organisme ! C’était, m’a-t-on dit, un jeune paysan sain et robuste. Une force de la nature.
— Français ?
— En plus... ! Bref, exactement ce qu’il vous faut.
— Comment ça, ce qu’il me faut ? dis-je interloqué. Je croyais qu’Albert-Edouard m’avait relaté ce ridicule accident de moissonneuse-batteuse uniquement pour adoucir ma peine en me montrant qu’il y avait pire que ma situation.
D’un ton triomphant, il me répondit :
— Ai-je besoin de vous en dire davantage ?
— Oui.
— Vous ne comprenez donc pas que c’est la... la... (il allait certainement prononcer le mot fatal et il se reprit)... que c’est l’occasion de votre vie !
— Je ne vous suis pas du tout.
— Vous n’avez jamais entendu parler des greffes ?
— Bien sûr, mais... Ne me dites pas que...
— Si, justement. Techniquement, c’est tout à fait possible. J’en ai déjà réalisé plusieurs sur des chiens. Le résultat a été saisissant. Sur un être humain, c’est un peu plus compliqué, évidemment. Mais nous devons tenter notre... Bon... Vous devez me faire confiance, Serge. Tout se passera bien. Naturellement, je ne ferai rien sans votre accord.
— Est-ce que vous vous rendez compte que votre idée est insensée ? En plus, elle est moralement inacceptable. Elle sera condamnée par l’opinion. Vous allez ébranler les consciences et ouvrir la porte à toutes les manipulations, toutes les horreurs. Vous allez donner de faux espoirs à des millions de gens qui souffrent.
Sous mes bandelettes, j’étais rouge de colère. Comment Albert-Edouard avait-il pu imaginer que j’accepterais de vivre dans le corps d’un autre ? Certes, sans bras et sans jambes, le mien n’était plus qu’un amas de viscères maintenus en place tant bien que mal par un squelette défoncé et brisé. Mais c’était le mien. Malgré ses faiblesses, ses défauts, les tracas qu’il ne cessait de me causer, j’avais fini par m’y attacher et pour rien au monde je n’en aurais changé.
— Je n’ai pas le temps de discuter. Vous non plus d’ailleurs, lança Albert-Edouard avec une fermeté que ne laissait prise à aucun scrupule. Si vous voulez être sauvé, je dois pratiquer cette greffe au plus vite. D’un instant à l’autre, votre cœur va lâcher. Vous me direz : « Ce n’est pas très grave »...
— Si.
— Mais votre cerveau ne sera plus irrigué, des cellules précieuses seront détruites et l’expérience sera fichue. Il faut donc que j’intervienne tant que vous êtes encore en vie.
Je n’étais pas d’accord du tout. Plutôt mourir que d’être greffé sur le corps de ce paysan dont j’ignorais tout ! J’aurais l’impression d’être en visite, de porter le costume d’un autre, d’être déguisé pour un bal masqué.
— Je me connais, ajoutai-je. Je ne vais pas me sentir bien dans sa peau. Je n’ai pas un moral d’acier. D’ici quinze fours, je ferai une dépression nerveuse.
— Je ne vous comprends pas, dit Albert-Edouard en bondissant du lit. Je vous offre la possibilité de posséder un organisme tout neuf, pétant de santé, avec des artères en parfait état, des muscles vigoureux et un squelette à toute épreuve, et vous faites la fine bouche ! Pensez que vous allez devenir la bête noire des microbes.
— Et des virus ?
— Oui. Aussi.
— Mais il va falloir que je change toute ma garde-robe...
— Est-ce vraiment tout ce qui vous retient ?
— Et ses parents ? Sont-ils d’accord ?
— Leur fils a légué son corps à la médecine.
— Pas pour le greffer tout entier sur une autre tête.
— Ils n’en sauront rien. Nous ne sommes pas tenus de dire ce que nous faisons des corps qu’on nous lègue.
— Et s’ils l’apprennent ? Ils voudront me rencontrer. Vous imaginez dans quel embarras je serai s’ils me posent des questions, s’ils me demandent comment va mon dos ou si ma cicatrice d’appendicite me démange encore !
— Pourquoi auraient-ils envie de faire votre connaissance ? Leur fils est mort, c’est tout ce qui compte pour eux. Que ce tas de chair et d’os vive encore leur est égal. Mais pour vous, c’est essentiel.
Je ne pouvais pas croire qu’Albert-Edouard allait réaliser cette première mondiale sans faire une communication à la communauté scientifique et avertir la presse.
— Les journalistes viendront me poser des questions. La télévision voudra m’interviewer...
— Il n’y aura pas de journalistes, pas de télévision, pas d’interview. Mes travaux sur les chiens m’ont déjà assez attiré d’ennuis. Notre société n’est pas encore assez mûre pour accepter certaines pratiques. Si l’opération réussit, je ne ferai aucune publicité. Tout cela restera entre vous et moi. L’affaire sera menée dans le plus grand secret. Je vous ferai transférer dans ma clinique. J’ai toute confiance dans mon équipe.
Albert-Edouard me laissa réfléchir un court instant et me demanda mon accord. Je restai silencieux un moment, puis, braquant intensément mon regard vers le sien, je dis :
— Êtes-vous sûr que le corps n’a pas d’âme ?
— Quelle ineptie ! Bien sûr que non ! Regardez-vous : vos membres sont amputés, vos viscères sont moulues, votre carcasse est en charpie, votre sexe a fait la malle, mais votre âme, elle, est INTACTE ! Serge, soyons sérieux ! L’âme est dans la tête pas dans les couilles !
Albert-Edouard avait sans doute raison. Depuis que j’étais revenu à moi, je n’avais pas senti de changement notable dans mon rapport à moi-même. Mais je savais qu’avant l’accident, il m’était souvent arrivé d’être la victime d’envies ou de désirs qui semblaient émaner, non pas de moi ni de ma conscience ou de mon inconscient ni de mon Surmoi ni de mon ça ni de mon chose, mais de mon corps. Deux volontés luttaient parfois en moi. Je réprouvais certaines de ces envies de mon corps et si je réussissais parfois à les dominer, elles ne me laissaient jamais tout à fait en paix. Alors, refouler les envies d’un autre... !
— Ne vous inquiétez pas, Serge. Le corps n’a que des réflexes, lesquels, pour la plupart, sont communs à tous les hommes. Songez plutôt aux immenses avantages que vous offrira votre nouvelle situation. Non seulement vous n’allez plus tomber malade mais toutes les femmes vont être à vos pieds. Croyez-moi, avec votre intelligence et son corps, vous allez faire des ravages...
— Vraiment ?
— À coup sûr.
L’argument fut décisif.
Quand je repris connaissance, Albert-Edouard se tenait près du lit, les bras croisés, un large sourire aux lèvres. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait d’un ange du Ciel venu m’accueillir au Paradis mais son « Bonjour, Serge. Vous pouvez dire que vous avez une sacrée chance ! » me ramena à la réalité.
L’opération avait parfaitement réussi. Dix heures d’intervention. Albert-Edouard, ses quatre assistants et une demi-douzaine d’infirmières affairés autour de mon futur corps. Une infinie patience et beaucoup de minutie pour raccorder tous les nerfs, toutes les veines et toutes les artères, ajuster la colonne vertébrale et la moelle épinière, relier les conduits du pharynx, entrelacer les muscles du cou et recoudre tous les tissus.
— Je savais que ce ne serait pas facile, dit Albert-Edouard. Mais c’était faisable. Vous voyez bien que nous avons eu raison de tenter l’opération. Comment vous sentez-vous ?
— Pas mal. Mais j’ai l’impression d’avoir le cou dans du béton.
— Nous vous avons placé une minerve pour que vous ne puissiez pas remuer la tête jusqu’à la cicatrisation complète. Je dois vous prévenir que vous ne retrouverez jamais une souplesse parfaite de la nuque. Mais tous les mouvements de la tête vous seront possibles. C’est l’essentiel, n’est-ce pas
— Quand pourrai-je me voir ?
— Pas d’impatience, mon vieux. Je veux que vous vous fassiez peu à peu à l’idée que vous avez un nouveau corps. Lorsque vous serez psychologiquement prêt, nous vous apporterons un miroir. Pour l’instant... (Il sortit un papier de sa poche), je peux vous apprendre que vous mesurez désormais un mètre quatre-vingts et que vous pesez soixante-seize kilos. Un sacré gaillard !
Je levai mon bras et examinai ma main. Elle était courte et charnue, un peu rougie par les travaux des champs. Les doigts étaient carrés et les ongles rongés jusqu’au sang. J’eus une pensée émue pour mes mains de travailleur administratif, mes mains si fines et si blanches qui, à l’occasion, savaient courir avec grâce et agilité sur le clavier d’un piano. Mais, à tout prendre, mieux valait ces mains-là que pas de mains du tout.
Allongé sur le lit, la tête coincée dans la minerve, je ne pouvais voir le reste de mon corps. Bien sûr, j’aurais pu lever mes jambes, mais Albert-Edouard me l’interdit fermement. Un tel exercice aurait pu nuire à ma colonne vertébrale. Ma nouvelle carcasse m’était encore cachée mais je la sentais vivre, éclatante de santé et d’énergie. C’était comme si on m’avait plongé dans un bain de jouvence. Je ressentais à peine le choc d’une opération longue et pénible. J’étais prêt à affronter l’existence avec un dynamisme et une assurance exceptionnels. Du jamais vu !
Passés les premiers jours où mon esprit un peu flottant se comporta comme celui d’un miraculé qui revient au pays des vivants après un court séjour chez les morts, un étrange phénomène se produisit en moi. J’étais enchanté de ce nouveau corps (quoi de plus normal : non seulement il me permettait d’être encore en vie, mais en plus il me promettait une existence déchargée de tous les petits tracas de santé qui, pendant trente ans, l’avaient gâchée), mais le plus stupéfiant c’est qu’en même temps je me félicitais d’avoir une nouvelle tête. Cette seconde impression se mêlait subtilement à la première. Elle était plus confuse, plus fugitive aussi, mais sa réalité ne faisait aucun doute. Ma thèse selon laquelle le corps avait une âme propre se trouvait ainsi confirmée et j’en étais très troublé. Mon corps paraissait se réjouir d’avoir changé de centre de commandement. « Ce type, semblait-il se dire, n’a pas l’air d’un imbécile. Je sens que nous allons faire de grandes choses ensemble... ». Mais cette impression n’était sans doute que le fruit de mon imagination perturbée par les événements, livrée à elle-même, fascinée par le délicieux délire du dédoublement de la personnalité.
Elle se dissipa bientôt et je me sentis alors tout à fait à l’aise dans ma nouvelle enveloppe charnelle. Sans l’avoir vue, je l’aimais déjà et je faisais avec elle mille projets d’avenir.
Trois mois s’écoulèrent dans cet état de grâce. Aucune manifestation de rejet n’apparut ni d’un côté ni de l’autre (je veux dire que mon corps sembla très bien s’accommoder de sa nouvelle tête que ma tête sembla s’accommoder de sa nouvelle peau). Peu à peu, toutes les sensations se rétablirent, la petite mécanique humaine se remit lentement en marche. Tout allait vraiment très bien.
Mais, au fil des jours, mon envie de découvrir à quoi je ressemblais atteignit les limites du tolérable. « Un peu de patience, Serge. C’est pour bientôt » me répétait Albert-Edouard chaque matin.
Et en effet, un matin, au début du quatrième mois de ma convalescence, il entra dans la chambre, tout souriant.
— Mon vieux, le grand jour est arrivé. Vous allez faire connaissance avec vous-même. J’espère que vous vous plairez. Vous sentez-vous prêt ?
— Tout à fait. Mais, avant, je voudrais savoir si vous avez prévenu la presse.
— Je vous l’ai dit : tout ceci restera entre vous et moi. Soyez complètement rassuré. Et de votre côté, jurez-moi de ne jamais révéler la vérité.
— Je vous le jure.
— Bien. Croyez-vous pouvoir vous lever ?
— Bien sûr ! Je déborde de santé ! Ce matin, j’ai senti mon petit doigt de pied remuer et j’ai eu une démangeaison à la cuisse. Je crois que je me suis gratté. Et maintenant j’ai un peu faim. Tout ça est très bon signe, n’est-ce pas, Albert-Edouard ?
— Méfiez-vous de ce genre d’illusion. Vous êtes allongé depuis plus de trois mois. Vous risquez de ressentir une certaine faiblesse dans les jambes. Appuyez-vous sur moi.
Son aide fut inutile. Je me levai seul, presque d’un bond, et restai debout sans la moindre difficulté. À ce moment, une infirmière entra dans la chambre en poussant un grand miroir monté sur roulettes et recouvert d’un drap blanc. Elle l’installa près de la fenêtre et nous laissa. Ensuite, Albert-Edouard me prit par les épaules et me conduisit vers le miroir. Quelle merveilleuse sensation ! Je le dominais désormais d’une bonne tête. Mon rapport à l’espace était complètement transformé. Tout me paraissait plus bas.
— Gardez votre pyjama quelques instants, me dit Albert-Edouard en retirant le drap qui dissimulait le miroir. Vous devez vous accoutumer progressivement à votre nouveau gabarit. Maintenant, retournez-vous.
Je vis alors quelque chose de tout à fait grotesque qui me ressemblait : une sorte de colosse surmonté d’une tête minuscule. Je poussai un cri d’horreur, puis me mis à rire, à rire très fort, d’un rire nerveux et tragique.
— Qu’avez-vous ? me demanda Albert-Edouard un peu inquiet.
— Je suis ridicule ! Complètement ridicule !
— Calmez-vous. Votre réaction est tout à fait normale. Ne vous inquiétez pas. Vous vous habituerez. À cela et au reste.
— J’ai une carrure impressionnante...
— N’est-ce pas...
— Je vais me cogner partout.
— Vous vous y ferez.
— Je vais surprendre.
— Qui ?
Oui, qui ? Ma peur d’attraper les microbes d’autrui avait fait de moi un solitaire. Quant à mes collègues de bureau, je ne risquais pas de les revoir. À la demande d’Albert-Edouard, j’avais envoyé une lettre de démission à mon agence, pour raison de secret médical. J’avais bien un frère, mais il travaillait au percement de la transamazonienne, au fin fond du Brésil, et je ne risquais pas de le revoir de sitôt. Il n’y aurait donc aucun témoin de ma métamorphose.
— J’en ai assez vu pour aujourd’hui, je vais me recoucher.
— Vous avez raison. Il faut y aller petit à petit. Demain vous retirerez le haut et après-demain le bas. Ou l’inverse, si vous préférez.
En fait, je mourais d’envie de voir, des pieds à la tête, de quoi j’avais l’air. Mais une sorte de pudeur me retenait. Ce corps, j’avais encore quelque peine à le considérer comme le mien. En retirant mon pyjama, j’aurais eu l’impression de violer l’intimité de l’homme à qui il avait appartenu, et cette idée m’était très désagréable. C’était surtout la présence d’Albert-Edouard qui me gênait. Je ne voulais pas être devant lui le voyeur du corps d’un autre, même si ce corps était désormais le mien.
J’attendis donc qu’il ait quitté la chambre pour me déshabiller.
Dès que j’eus retiré la veste de mon pyjama, je découvris sur le bras droit un horrible tatouage, le dessin grossier d’un serpent monstrueux enserrant une pin-up aux appâts hypertrophiés. Je perdis connaissance sur-le-champ.
Albert-Edouard accourut. Il me prit dans ses bras et m’aida à me relever.
— Je vous avais dit d’attendre demain.
— Je suis tatoué.
— Comment ça, tatoué ?
— Là, sur le bras...
— Ah oui ! Je ne vous l’avais pas dit ?
— Non.
— Et ça vous gêne beaucoup ?
— Vous plaisantez ?
— Bien. Nous essaierons de faire disparaître ça. Mais, vraiment, Serge, je vous trouve un peu difficile. N’oubliez pas que vous devez votre survie à ce type. Montrez-vous plus tolérant et acceptez-le tel qu’il est.
— Vous avez raison, excusez-moi. De toute façon, ce tatouage va assez bien avec le reste...
— Et ce reste, qu’en pensez-vous ?
— Bien. Très bien. Les microbes ne vont plus oser s’approcher.
— D’autres n’hésiteront pas, si vous voyez ce que je veux dire...
— Vous avez perdu un client, Albert-Edouard.
— C’est la rançon de mon succès.
À ma sortie de clinique, je décidai de rompre avec mon passé et de me bâtir une vie conforme à ma nouvelle physionomie. J’étais devenu un autre homme, je devais mener une autre vie. J’allais m’installer dans une ville de province — pas trop loin de Paris — où personne ne risquait de me reconnaître. J’avais hâte de profiter de mon éclatante santé et de goûter à toutes ces douceurs de l’existence dont je m’étais toujours privé faute de disposer d’un organisme assez résistant.
Ainsi, je me mis à fumer. Depuis quelque temps, j’avais ressenti comme un malaise, une espèce de manque organique, sans pouvoir l’identifier avec précision.
J’en découvris l’origine un soir, lorsque le gardien de mon immeuble, avec qui je discutais de la pluie et du beau temps, me tendit machinalement une cigarette. Je la pris sans hésiter et me mis à la fumer. J’éprouvai un plaisir délicieux, d’autant plus surprenant que, jusqu’à présent, le tabac m’avait toujours inspiré la plus profonde répulsion. Il était clair que le paysan avait été un grand fumeur. Ses entrailles avaient gardé le souvenir de la nicotine et elles en redemandaient encore.
En fait, les mois passant, je me rendis compte qu’elles avaient gardé une foule d’autres souvenirs. Comme je l’avais toujours pressenti, le corps avait bien une âme.
Ainsi, un jour que je me promenais en forêt, j’aperçus une barrière en travers de l’allée. Autrefois, je l’aurais contournée. Or, sans hésiter un instant, sans même y penser, je pris mon élan et sautai par-dessus avec la plus grande agilité. Je retombai de l’autre côté, tout surpris de mon exploit. Bien sûr, grâce à ce corps tout neuf, j’avais rajeuni de dix ans. Il paraissait normal que j’utilise à plein mes fortes capacités. Mais, en réalité, je les exploitais sans en avoir conscience, presque instinctivement, comme si je les avais toujours eues. En entrant dans le hall de mon immeuble, je ne me disais pas : « Bon, tu as des jambes de vingt ans, laisse tomber l’ascenseur, prends l’escalier et grimpe les marches quatre à quatre ! » Non, aucune pensée particulière ne me venait à l’esprit. Je m’élançais dans l’escalier sans réfléchir et je montais les six étages sans l’ombre d’une hésitation. C’était bien la preuve que siégeait désormais en moi une seconde volonté qui prenait une emprise de plus en plus grande sur la mienne.
Cette seconde volonté se manifesta également dans un domaine où, avant mon opération, je n’avais jamais déployé une intense activité : je veux parler des femmes. J’avais toujours craint, par un contact trop intime, de m’exposer à certaines maladies. Et les femmes étaient vite devenues pour moi un danger. Désormais, toutes celles que je rencontrais faisaient naître en moi des émotions que j’avais du mal à contenir. Sans doute, mon prédécesseur avait-il été ce qu’on appelle un « chaud lapin » car, pour satisfaire les envies impérieuses de mon corps, je fus contraint de me lancer dans toutes sortes d’aventures amoureuses.
Le plus surprenant, c’est que je me mis à aimer les blondes, alors que jusqu’à présent, j’avais toujours eu une préférence pour les brunes. Naturellement, je ne me plaignis pas. Ces succès féminins, très nombreux, flattaient mon amour-propre, même s’il m’arrivait parfois de songer avec mélancolie que ce n’était pas vraiment mes charmes qu’on appréciait mais ceux de l’autre. En fait, ces femmes superbes me trompaient, pour ainsi dire, avec moi-même puisqu’après avoir goûté les plaisirs de ma conversation pendant le dîner, elles me plaquaient là pour aller goûter ceux, plus étourdissants, d’un corps qui n’était pas vraiment le mien. Je faillis plusieurs fois être jaloux de moi-même. Pire, certaines nuits, j’eus l’impression de m’être glissé dans le lit de deux amants éperdument épris l’un de l’autre et de tenir la chandelle. C’était en effet au moment où je faisais l’amour que la sensation d’habiter un corps qui possédait une âme propre était le plus vivace. Étant complètement inexpérimenté, je le laissais d’ailleurs mener les opérations sans jamais intervenir. Et la paix qui m’envahissait après l’extase avait quelque chose de troublant.
En quelques mois, ma métamorphose fut totale. Rien de ce que j’avais été ne subsistait. Seules deux petites rides au-dessus de mes sourcils me rappelaient que j’avais été autrefois un homme inquiet, se demandant toujours de quelle maladie il allait mourir le lendemain.
Hélas ! Ce bonheur fut bientôt compromis bêtement par un de ces réflexes qui échappaient à ma propre volonté.
C’était un samedi soir. J’avais dîné au restaurant avec mon amie du moment. C’était le premier anniversaire de mon opération. Je bus plus que de raison. En réalité, je fus très vite complètement ivre. C’est dans ce triste état que je me suis laissé entraîner par mon amie dans un bal de campagne, un de ces endroits que je détestais auparavant.
Nous avons dansé une bonne partie de la soirée (à cette occasion je pus découvrir que mes pieds connaissaient des tas de pas très intéressants) et un type eut l’imprudence de proposer un slow à ma partenaire. Autrefois, je lui aurais cédé bien volontiers ma place, trop heureux d’interrompre une situation dans laquelle je ne me sentais jamais très à l’aise. Là, il s’est produit un événement incompréhensible, je suis devenu jaloux, affreusement jaloux, jaloux comme un mâle à qui on veut ravir sa femelle. Un instinct bestial surgi du plus profond de mon être a soudain pris possession de moi-même, profitant de mon état d’ébriété très avancé. Oubliant mon ancienne dignité, je me suis précipité sur l’homme et je lui ai envoyé un magnifique coup de poing en pleine figure qui l’a projeté au sol trois mètres plus loin. On a essayé de me maîtriser, je me suis débattu avec une vigueur inouïe. J’ai cogné à droite, à gauche, sur tout ce qui bougeait, sans trop me rendre compte de ce que je faisais. J’étais ivre d’alcool et de rage. Je cassais tout, j’empoignais tout ce qui passait à ma hauteur. Mon amie me suppliait d’arrêter mais je ne la voyais plus, je ne l’entendais plus. J’avais perdu tout contrôle de moi-même. Ou plutôt, j’étais passé sous le contrôle de l’autre...
On avertit les gendarmes. Il ne fallut pas moins de dix hommes et autant de minutes pour me neutraliser. On me traîna jusqu’à la camionnette et on me jeta en prison.
L’affaire aurait pu en rester là. Après tout, je n’avais tué personne ! Hélas ! On prit mes empreintes digitales et on les rapprocha de celles retrouvées, deux ans auparavant, sur un revolver qui avait tué un brave et honnête employé de banque. Ce crime, naturellement, je ne l’avais pas commis ! Mais comment prouver que ces empreintes n’étaient pas les miennes, mais celles d’un jeune paysan délinquant mort dans un accident de moissonneuse-batteuse ? J’avais promis à Albert-Edouard de garder le secret de mon opération, quoi qu’il arrive. Au reste, comment aurais-je pu faire comprendre aux gendarmes que c’était un corps qu’on avait greffé sur ma tête et non pas une tête qu’on avait greffé sur mon corps ? Autrement dit, comment prouver que je n’étais pas un jeune paysan qui se serait fait une nouvelle tête (la mienne) pour échapper à la justice, mais moi, à qui on avait greffé un nouveau corps (le sien) pour échapper à la mort ? J’en voulus beaucoup à Albert-Edouard de ne pas s’être un peu plus méfié. Il aurait dû savoir qu’on ne greffe pas n’importe qui sur n’importe quoi.
Je décidai donc de ne rien dire. De toute façon, trop de publicité autour de mon cas m’aurait attiré bien d’autres ennuis. Après tout, la greffe m’avait fait gagner dix années, je pouvais bien en gaspiller quelques-unes en prison.
Et puis, hier, il s’est produit un miracle. J’ai eu ma première visite. Une jeune femme tenant un nouveau-né dans ses bras est venue à la prison. Elle a paru vraiment très surprise en me voyant. Comme elle était blonde et jolie, je n’ai pu m’empêcher de lui sourire. Et, à son tour, elle m’a souri, avec beaucoup de tendresse, beaucoup d’amour. Nous nous sommes longuement regardés, sans rien dire. Notre enfant est vraiment magnifique, et j’ai hâte de sortir. Je crois que je n’aurais pas trop de mal à me faire engager chez un paysan du coin. Elle dit qu’elle rêve toutes les nuits de refaire l’amour avec moi. Elle a promis de m’attendre.