Peut-être faut-il aller plus loin encore et chercher la clef de notre mystère dans ce que représente la lettre pour l’homme.
De tous les animaux de la Création, nous sommes les seuls à lire. Parler, beaucoup d’animaux le font, même si leur langage n’est pas aussi élaboré que le nôtre. Rire, d’autres animaux le font aussi, mais lire, non, nous sommes les seuls. Comment le cerveau a-t-il acquis cette stupéfiante aptitude qui n’appartient qu’à nous ? En fait, pour lire, le cerveau a reconverti une partie des neurones qui étaient utilisés pour la reconnaissance des visages. En effet, pour le cerveau, lire ou reconnaître des visages mobilisent les mêmes structures neurales !
La reconnaissance des visages est une aptitude sociale très importante, elle est aussi vitale, pour reconnaître ses amis et ses ennemis dans un groupe.
Cette capacité est très évoluée car on peut reconnaître un visage même s’il est déformé, masqué en partie, de face, de profil, presque de dos parfois ! On reconnaît facilement une personne sur des photos même si elle est plus jeune, et a sans doute beaucoup changé…
Mais cette aptitude ne sert pas qu’à reconnaître nos amis. Elle était autrefois vitale pour déceler la présence d’un animal dans la forêt. On s’amuse de voir que l’homme est capable de voir des visages dans des objets : deux yeux, un nez, une bouche. Nous, humains modernes, on en rit. On appelle cette capacité la paréidolie. Mais pour nos ancêtres il valait mieux se tromper et prendre un vase pour un visage que de risquer de ne pas reconnaître la gueule d’un prédateur caché dans un fourré !
D’où cette formidable capacité de voir des visages sous toutes les formes. De plus — cerise sur le gâteau — cette zone de reconnaissance faciale est associée à la zone du langage, si bien qu’on peut immédiatement relier un visage à un nom : « Tiens Marcel ! Qu’est-ce que tu fais là ? ». « Tiens, un lion ! Fuyons ! ».
Au fil du temps, quand nos ancêtres se sont mis à écrire, il y a environ six mille ans, comme on l’a vu, le cerveau s’est dit que cette belle mécanique de la reconnaissance faciale serait parfaite pour déchiffrer l’écriture. Il a donc spécialisé dans la lecture une partie des neurones dédiés à cette tâche.
Cette aptitude est magnifique car elle nous permet de reconnaître un mot quelle que soit la façon dont il est écrit : à la main, à la machine, en majuscules, en minuscules, un peu effacé, en noir, en bleu, en rouge, à l’horizontale, à la verticales… et même écrit par un médecin ! Et bien sûr, cette forme est immédiatement associée à un mot, à un vocable, si bien qu’en fait, lorsqu’on lit un texte, on prononce les mots à haute voix, intérieurement. Le système est si perfectionné qu’on peut même lire des messages à première vue illisibles.
Il faut ici bien comprendre que cette zone qu’on active lorsqu’on lit se situe dans une partie du cerveau qui s’est développée très récemment. Lire est notre fonction la plus évoluée. Elle est pour ainsi dire la signature de notre humanité. L’excitation des zones qui sont désormais affectées à cette activité provoque donc — on ne s’en étonnera pas — un plaisir éminemment spirituel.
Aujourd’hui, comme je l’ai déjà souligné, les « persos » façon « street art » ont pris de plus en plus d’importance. Or la vision d’un lettrage et celle d’un « perso » seul n’activent pas du tout les mêmes zones dans le cerveau. La première est très intellectuelle et la seconde beaucoup plus émotionnelle, donc plus archaïque.
On retrouve en contemplant certaines fresques récentes dans les festivals des sensations proches de celles que nous éprouvons en regardant un paysage ou une peinture du XIXe siècle. Une émotion qui vient du cœur, qui nous renvoient à nos propres souvenirs, et non pas une émotion spirituelle comme celle que provoque la vue d’un lettrage.
Lors du festival Just Do Paint de Saint-Brieuc (comme d’ailleurs dans la plupart des festivals), la quasi totalité des œuvres présentées sont des « persos » mais en 2021, le graffeur RED a quand même tenu à présenter un lettrage. Il avait l’air d’une sorte d’intégriste défendant bec et bombe l’authenticité de sa pratique d’origine. Sa fresque a-t-elle eu autant de succès que les autres ?
J’ai dit plus haut, en abordant la relation de l’art et de la religion, qu’il est essentiel que l’impulsion du créateur rencontre la sensibilité du public. Or il faut bien constater qu’aujourd’hui cette rencontre est plus facile avec un « perso » qu’avec un lettrage. Et j’en ai décelé la raison : la parenté qui existe entre ces « persos » et les vitraux du Moyen Âge, une parenté avec une époque où, justement, peu de gens savaient lire.
À côté de ce graffiti accessible, l’autre continue de vivre dans la clandestinité… Certes, il est tout aussi visible, il s’étale aussi sur les murs, mais il semble de plus en plus destiné à des initiés qui seuls peuvent le comprendre.
Les religions aussi ont cette double face : l’une ésotérique, compréhensible seulement de quelques initiés, et l’autre grand public, chargée de séduire par des schémas plus simples.
Parallèlement, nous assistons à une évolution naturelle du lettrage, qui a toujours été un code. Mais ce code était si nouveau à l’origine que personne ne le comprenait. On voyait des noms sur les wagons de train et le public se demandait ce que cela faisait là, ce que cela voulait dire. Et puis le mouvement du graffiti s’est répandu, peu à peu il a été connu du grand public ; alors, en compliquant son graphisme, il semble vouloir retrouver son ADN du départ : le truc que personne ne comprend, sauf la personne à qui il est destiné ! Il est bien difficile aujourd’hui de reconnaître dans certains lettrages le blaze de son auteur. Les lettres sont étirées, imbriquées, stylisées à l’extrême. Elles en deviennent méconnaissables.
Cette évolution, pour moi, serait très révélatrice de notre époque. Tout se passe en effet comme si notre identité en tant qu’être humain sur Terre se brouillait, devenait illisible. J’y vois l’expression d’une interrogation sur la place de l’homme dans la Création. Que cherchons-nous vraiment aujourd’hui ? Quelle est notre finalité sur Terre ? Sommes-nous là pour offrir à notre espèce un monde meilleur ou sommes-nous engagés dans une voie qui nous condamne et condamne les autres espèces avec nous ? L’homme peut-il échapper au destin funeste ? La déconstruction des lettrages d’aujourd’hui m’apparaît bien comme la marque du trouble qui s’empare de l’humanité à l’aube d’une mutation profonde.
Dans ce moment de désarroi où nous sentons que nous ne pourrons pas échapper à la catastrophe finale, le culte de soi, de son « blaze » semble le dernier remède au néant et à l’oubli. Les graffeurs se livrent ainsi à un rituel mystique qui remplace le « Je suis passé par ici » du graffiti des origines, par un tragique « Nous avons existé », en espérant ainsi laisser une trace pour une espèce future, ou venue d’ailleurs…
Aujourd’hui, malgré l’attrait du grand public pour des formes plus lisibles, le lettrage est toujours là, de plus en plus sophistiqué, défiant les lois de la lecture, poussant à l’extrême ce qui est le propre de l’homme, la marque de sa supériorité sur les autres animaux.
Alors une question me vient à l’esprit : et si le graffiti, dès l’origine, derrière l’apparence d’une révolte sociale, avait porté en lui les germes d’un message sur la fin de notre civilisation ? Si, confrontés à la dureté d’un monde nouveau qui emprisonnait les individus dans des tours sans âme et dans des vies sans avenir, les writers n’avaient pas eu l’intuition que la partie était jouée, que le game était over ? N’ont-ils pas senti qu’une société capable d’une telle inhumanité courait à sa perte ?
C’est selon moi pour cette raison que les premiers graffeurs sont apparus et se sont désolidarisés des gangs d’origine. Ils étaient porteurs d’un autre message : à travers les lettres, le propre de l’homme, une revendication à exister encore, malgré tout, jusqu’au bout, en utilisant le graffiti comme la signature du passage sur la Terre d’une espèce exceptionnelle, unique, mais vouée à l’extinction. Comme un sticker collé sur notre belle planète bleue : « L’homme a vécu ici ».