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De quoi le graffiti est-il la religion ?

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Ma rencontre avec le graffiti

Pour comprendre d’où me vient l’idée que le graffiti pourrait être une religion, je me dois de raconter comment cette activité urbaine a fait irruption dans ma vie.

L’Espace Art et Liberté de Charenton

Je m’intéresse depuis longtemps à l’art et c’est au cours d’une exposition de « street art » organisée à l’Espace Art et Liberté de Charenton-le-Pont en 2014 que j’ai eu un coup de cœur pour cette pratique. Pourquoi ? J’ai toujours été sensible aux modes d’expression des jeunes des quartiers populaires. En 1993, déjà, j’avais entrepris de m’intéresser à un sport très en vogue dans les quartiers, la boxe pieds-poings : full-contact, kick-boxing, muay thaï et bien sûr savate-boxe française. La découverte de ce sport m’avait fait pénétrer dans l’univers des cités et j’avais été assez fasciné par la créativité dont les jeunes qui y vivaient étaient capables, non seulement dans le sport, mais aussi dans la musique, dans la danse, et bien sûr dans le graffiti. Mais à l’époque, dans ce milieu des années 90, cet art de rue n’était pas encore très développé, même si la ville où je m’étais installé — Meaux en Seine-et-Marne — était un des lieux les plus actifs de France dans ce domaine, comme me l’a révélé plus tard Nazeem Moui, un graffeur de Brest, qui a vécu lui-même à Meaux.

Je savais donc de quelles prouesses étaient capables les jeunes des cités. Ils faisaient toujours preuve d’une grande liberté d’esprit, d’un grand pouvoir de transgression. En bien comme en mal, d’ailleurs. Ils n’étaient pas corsetés par des conventions sociales, ils ne se sentaient pas obligés de reproduire les modèles des générations précédentes. Les études ne les avaient pas déformés.

Et tout à coup, dans cette exposition de peinture à Charenton, j’ai retrouvé toutes ces qualités. Les artistes avaient « explosé les codes » selon l’expression favorite du graffeur de Vitry-sur-Seine Jérôme Artis. Ce que je voyais accroché aux murs ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu auparavant dans une galerie. Liberté de formes, liberté de couleurs, liberté d’expression, liberté d’inspiration. Tous étaient autodidacte et n’avaient pas suivi de formation, sinon celle de la rue.

Et dans ce lieu de la culture traditionnelle, les artistes venus avec leurs potes pour le vernissage semblaient à la fois très à l’aise et en même temps complètement décalés. J’assistais à la collision (pacifique !) de deux univers, une sorte de tectonique des plaques. Et je fus séduit.

Comment ces artistes de rue avaient-ils atterri dans cette galerie municipale très officielle ? Il y avait en fait à Charenton-le-pont des graffeurs très actifs qui opéraient notamment sur le pont enjambant la Seine. Parmi eux, BROK, ALEX (futur AKHINE), TAKT, SUEB, pour ne citer qu’eux. En fait, des pointures… Le maire de Charenton avait donc demandé à Frédéric Mette, le directeur de l’Espace Art et Liberté, lieu de culture situé dans le centre commercial « La Coupole », d’entrer en contact avec ces graffeurs et de voir avec eux ce qui pouvait se faire… À l’époque, le monde de la rue et celui des galeries se regardaient un peu en chien de faïence. Frédéric Mette se souvient que les premiers contacts furent assez surnaturels. Les graffeurs mettaient le pied dans un univers qu’ils ne connaissaient pas du tout. Mais ils virent tout de suite le parti qu’ils pouvaient tirer de cette galerie, un lieu assez exceptionnel, il faut bien dire, par ses dimensions, sa lumière et par l’organisation de ses espaces. Une première exposition organisée en 2006 connut un grand succès. Celle de 2014 qui a provoqué mon coup de cœur était la seconde.

Exposition « Rétroactif » à l’Espace Art et Liberté en 2014. Au centre, on reconnaît BROK et TAKT. © Photo CJ.

La cité abandonnée de Bonneuil

Peu de temps après cette exposition, je suis allé porter ma voiture au contrôle technique dans un centre spécialisé de ma bonne ville de Meaux. En attendant la fin de l’opération, je me suis baladé dans le quartier et j’ai appelé une amie. Mais la circulation sur la route était vraiment bruyante, alors j’ai avisé un petit chemin qui longeait un pont de chemin de fer et je m’y suis engagé pour être plus tranquille. Au bout de quelques mètres, à mon grand étonnement, je suis tombé sur une cité abandonnée, la cité dite « de Bonneuil », un groupe de petits immeubles d’un étage. Tous les murs avaient été recouverts de graffitis ! C’était magnifique !

La cité abandonnée de « Bonneuil » à Meaux. © Photo CJ.

Je suis resté bouche bée. J’essayais malgré tout de poursuivre ma conversation avec mon amie au téléphone, mais mon cerveau avait décroché, ou raccroché, comme on veut. Un lettrage ARCO, blaze d’une légende du graffiti de Meaux, trônait sur une façade, à l’entrée de la cité. On ne voyait que lui, sur un magnifique fond beige uni. J’ai ressenti une profonde émotion esthétique qui m’a fait penser que j’étais en train de vivre quelque chose de magique, de l’ordre de l’illumination. Mon âme semblait être passée dans une autre dimension. J’étais témoin d’une transfiguration. Cette cité abandonnée m’apparaissait comme une merveille. Je pense que c’est ce jour-là que j’ai compris qu’il y avait quelque chose de particulier dans le graffiti.

Je suis resté immobile quelques instants, me demandant ce qui était en train de se passer en moi. J’ai repensé au « Grand Meaulnes » le roman d’Alain-Fournier et à son héros qui en s’égarant dans un parc abandonné découvre un magnifique château où se déroule une fête et tombe amoureux d’Yvonne de Galais, qu’il va ensuite s’employer à retrouver.

J’ai bien l’impression d’être ce jour-là tombé amoureux. Mais mon château était une cité d’urgence vouée à la démolition et mon Yvonne de Galais à moi était un art de rue.

Certains sont soudain touchés par la grâce en entrant dans une église, j’ai été soudain touché par le graffiti en découvrant la cité de Bonneuil.

Je reprends ma conversation avec mon amie et je me jure de revenir dans cet endroit pour prendre des photos. Ce que je fais le lendemain muni de mon appareil. J’emprunte de nouveau le petit chemin et je retourne à la cité de Bonneuil mais là, surprise, le lieu n’a plus rien à voir avec ma vision de la veille ! Le lettrage d’ARCO, que je croyais seul sur le mur tout beige, est en fait peint sur d’autres lettrages, le sol est jonché de détritus, de caddies abandonnés, de poubelles, de machines à laver éventrées. Une horreur. Comment ai-je été autant abusé la veille ? Comment ai-je vu une merveille, un lieu enchanteur, là où il n’y a qu’une friche immonde ? Je comprends alors que quelque chose de magique s’est produit la veille, une sorte d’hallucination, et je sens que désormais le graffiti va faire partie de ma vie.

Je prends des photos des murs de ces petits immeubles. Mais je ne m’attarde pas trop, car je sens des présences. Les fenêtres sont murées, mais je comprends que ces petits immeubles sont squattés. Les fresques sont réalisées par de grands noms du graffiti : MG LA BOMBA, URB’1 LORD, SWIL, SKUD, …

Effectivement, c’est le début d’une grande aventure. Par la suite, je m’introduis peu à peu dans l’intimité du mouvement. Je réalise des portraits de graffeurs et des reportages sur des événements du graffiti, sur des festivals. Je photographie des quantités de murs, dans les endroits les plus insolites, dans des friches inhospitalières, là en fait où sont les merveilles. Je me sens guidé par une force intérieure. Moi qui n’ai aucun sens de l’orientation, je retrouve toujours le chemin des graffitis, même hors des sentiers battus. Je suis initié par des passionnés ou par les artistes eux-mêmes qui me font découvrir les pièces les plus extraordinaires dans les lieux les plus improbables. J’écris aussi des articles pour la revue « Street Art Magazine ». Je publie des albums de mes photos et je participe à des expositions, dont une justement à l’Espace Art et Liberté de Charenton. La boucle est bouclée !

C’est peu dire que le graffiti a changé ma vie et j’ai à cœur de mieux faire connaître au grand public le travail des graffeurs. Par mes photos, je montre leurs réalisations et je les montre aussi à l’œuvre, en quelque sorte pour les dédiaboliser, pour en donner une image positive, celle de jeunes passionnés et talentueux, animés par la volonté d’exprimer librement leur créativité et d’embellir notre quotidien.

Livre album « Graffeurs à l’œuvre ». 2019. Editions du Gymnase.

Oui, je pense que la façon dont le graffiti est venu à moi, comme une illumination, est pour beaucoup dans la perception très spirituelle que j’en ai et dans le questionnement auquel je me livre dans cet essai.





Il existe une version sonore de ce texte :

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