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De quoi le graffiti est-il la religion ?

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Un rituel moderne

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Poursuivant ma quête d’indices de religiosité dans le graffiti, je m’intéresse maintenant à la façon dont il est pratiqué. C’est sans doute là que mon intuition initiale va prendre vraiment corps.

Dans mon exploration du graffiti, j’ai eu la chance de m’introduire dans l’intimité des graffeurs. Ils m’ont invité à visiter leur atelier, à participer avec eux à leurs expéditions. J’ai alors découvert que leur pratique ne cède rien à l’improvisation, rien au hasard. Au contraire, tout est minutieusement préparé, anticipé, calculé. Aller « taper » un mur comme ils disent est une vraie expédition, quasi militaire ! C’est ainsi que j’ai pu mettre en lumière tout ce qui concourt à faire du graffiti un rituel moderne.

Des rituels à la pelle

Si notre époque rejette de plus en plus en arrière-plan les rituels religieux — surtout chrétiens — des rituels païens, comme le mariage à la mairie, l’anniversaire ou la pendaison de crémaillère, sont très prisés, tandis que de nouveaux rituels, souvent commerciaux, comme Halloween ou la Saint-Valentin semblent venir combler le vide laissé par le recul de la religion. Sans parler bien sûr des grands rendez-vous sportifs qui mettent en œuvre chez les supporters des rituels bien rodés.

Il existe aussi des rituels démocratiques, comme les élections, les débats télévisés, les grands meetings de campagne. Notre vie sociale est ainsi rythmée par de nombreux rituels, comme si nous avions un besoin irrépressible de pratiquer des actions communes selon les mêmes modes opératoires pour conforter notre appartenance à un groupe, notre adhésion à un système, notre passion commune pour un loisir.

Dans le sport, il m’a été donné de constater que le passage dans les vestiaires est une opération hautement ritualisée. Le boxeur ne monte pas sur le ring sans avoir au préalable accompli des gestes bien précis, toujours les mêmes, et toujours dans le même ordre, dans le secret du vestiaire. Il s’enduit le corps et le visage de vaseline, il s’échauffe, il répète ses gestes dans le vide, il assouplit ses articulations. En un mot, il change de peau. Il cesse d’être un homme ordinaire pour devenir un boxeur.

Dans sa loge, le comédien ne fait pas autre chose, il accomplit lui aussi des gestes bien précis pour quitter l’homme qu’il est et entrer dans son personnage. Il se maquille, retire son costume de ville et endosse son habit de lumière. Il se fait la voix. Il répète son texte.

Ces gestes qui précèdent l’accomplissement de l’acte fonctionnent comme un rite de passage. L’individu se transforme en quelqu’un d’autre. Il se concentre.

Selon Pascal Lardellier [1], le rituel moderne se repère grâce à sept caractéristiques communes :
1) Présenter un caractère formel et normatif,
2) Présenter un caractère spectaculaire,
3) S’inscrire dans des espaces-temps sociaux symboliques,
4) Présenter un caractère performatif,
5) Exercer une action sur les corps,
6) Exercer une médiation,
7) Se caractériser par une temporalité particulière :
— soit il se répète, et les individus y reviennent incessamment,
— soit ils sont produits en permanence, mais leurs acteurs n’y viendront qu’une seule fois pour un “grand moment” [2].

Pour vérifier que le graffiti « coche » bien toutes les cases d’un rituel moderne tel que défini par Pascal Lardellier, nous allons observer le graffeur à l’œuvre.
J’ai dit qu’aller taper un mur était une vraie opération de guerre et elle est préparée comme telle. Mais contre quels ennemis le graffeur va-t-il se battre ?

Il y en a beaucoup ! La police, d’abord, bien sûr, quand l’opération n’est pas autorisée. Il faut donc bien calculer le moment, le lieu, prévoir de bonnes baskets pour filer au plus vite, partir avec des amis sûrs, entraînés eux aussi au plan baskets. Souples et rapides. Il y a ensuite le temps. C’est le corollaire du précédent. Agir vite. Et pour cela, on doit savoir à l’avance ce qu’on veut faire. Ne pas traîner, ne pas hésiter. Jouer la surprise aussi, dans certains lieux, par exemple pour peindre un wagon de métro pendant le temps où il s’arrête en gare. Une sacrée organisation ! Cela suppose d’avoir parfaitement choisi son matériel à l’avance, ses bombes, ses rouleaux, ses pots, ses marqueurs. Pas question de perdre de précieuses secondes à fouiller dans son sac. Et le sac doit être rodé à l’exercice ! Pas question que la fermeture à glissière se coince, que le fond craque au mauvais moment.

Et puis il y a le temps aussi, l’autre, le temps qu’il fait. En principe, rien n’arrête un graffeur, pas même le froid ou la pluie. Malgré tout, il faut bien constater que la pluie n’est pas son amie. Elle peut faire couler la peinture et dénaturer l’œuvre. Parfois, tout est à refaire le lendemain. À Brest, en Bretagne, où il pleut un jour sur deux, les graffeurs ont des plans de repli, dans des tunnels, dans des lieux désaffectés, pour ne pas dépendre des aléas climatiques.

Donc, comme pour tout plan de bataille bien préparé, la météo joue un rôle essentiel.

Bien sûr, la bombe, qui est l’outil essentiel du graffeur peut aussi devenir son pire ennemi. Quand elle n’est pas là, quand la couleur qu’il faudrait manque, quand elle se vide trop vite, quand on n’a pas vérifié qu’elle était pleine, quand le « cap », c’est-à-dire le diffuseur, se bouche ou est trop gros ou trop fin pour ce qu’on veut faire.

Enfin, il y a la tenue, à toute épreuve. De vieilles baskets pleines de peinture, de véritables œuvres d’art parfois ! Le jeans ou le bas de jogging, pratique pour courir, lui aussi maculé de couleurs ! Et l’incontournable sweat-shirt à capuche, dont je reparlerai longuement. C’est l’accessoire indispensable pour préserver son anonymat vis-à-vis de la police, des passants et des photographes…

À l’image du sportif ou du comédien, le graffeur change de tenue avant de passer à l’acte. Cela fait partie du rituel. C’en est même un élément essentiel. Il enfile sa cape d’invisibilité…

Comme dans toute bataille, il faut un plan ! C’est le sketch, le croquis. Le graffeur n’improvise pas devant le mur. Il dessine sur un carnet (un sketchbook) la pièce qu’il va réaliser.

Conception d’un graffiti sur papier par le graffeur new-yorkais The Night Owl. © Photo CJ.

Ceux qui ont une formation de graphiste préfèrent parfois réaliser leur esquisse sur ordinateur. D’autres réalisent un montage de photographies. Toutes les techniques sont possibles. Sans oublier bien sûr les pochoiristes qui préparent longuement les pochoirs [3] qu’ils vont appliquer ensuite sur le mur pour reproduire à l’identique leur œuvre. Rien n’est improvisé.

La ritualisation est si poussée chez certains graffeurs que la réalisation d’une pièce peut consister en la reproduction d’un même motif à l’identique, avec des variantes. Il en est ainsi des créations de Star97.

Le graffeur Star97 reproduit à l’identique son lettrage. © Photos CJ.

Que ce soit chez lui ou au pied du mur, le graffeur répète les mêmes gestes. Cela tient sans doute, comme on l’a dit, au fait que son activité est illégale, elle doit donc être très bien organisée à l’avance et réalisée sans improvisation. La rue, au fond, impose sa loi. Par sa nature, le fait qu’elle est un lieu extérieur, avec des passants. Par sa dimension : couvrir un grand mur de couleurs suppose un repérage du lieu, une anticipation maximum, un calcul précis de l’intégration de l’œuvre dans son support, quelles que soient sa nature et ses irrégularités. Il s’agit aussi de connaître parfaitement les voies d’accès et les voies de repli au cas où… Sans parler des lieux inaccessibles qui nécessitent une logistique spécifique.

Mais en fait le graffeur va adopter les mêmes rituels s’il intervient en vandale ou au cours de « jams », ces grands rassemblements autorisés, comme ceux organisés par KRAKO TWE le long du canal de l’Ourcq près du pont de la Folie à Bobigny en Seine-Saint-Denis.

« Jam » de graffeurs à Bobigny. © Photo CJ.

L’autre caractéristique d’un rituel est d’être spectaculaire. Nos rituels modernes sont destinés à nous faire sortir de notre quotidien. C’est le cas d’un mariage, d’un anniversaire, d’un match de football. Le graffiti répond tout à fait à ce critère. Le graffeur qui réalise une pièce rompt avec ses activités habituelles pour se lancer dans une action différente, pour accomplir un exploit. Il faut que son travail marque les esprits, qu’il crée une surprise, un émerveillement. Soit par son originalité soit par les questions qu’il va soulever sur les conditions de sa réalisation. Mais comment a-t-il peint sur ce toit ? Par où est-il passé ?

Noke à Rennes. © Photo CJ.

Une autre caractéristique du rituel est qu’il doit être se réaliser dans des espaces-temps hautement symboliques. C’est pourquoi les graffeurs interviennent en général dans des lieux très fréquentés, qui ne sont pas forcément destinés à accueillir des graffitis, comme des camions, des wagons de train ou de métro. Le festival Label Vallette que l’association Urban Art Paris organise dans le domaine de Pressigny-les-Pins dans le Loiret a pour attraction principale la métamorphose de la façade du château.

Festival hip-hop Label Valette organisé par Urban Art Paris à Pressigny-les-Pins (Loiret). Façade du château décorée par Astro. 2021. © Photo CJ.

D’autres opérations consistent à recouvrir de graffitis des lieux insolites, comme des écoles, des dortoirs de cité universitaire, des immeubles en voie de réhabilitation, des hôpitaux, toutes sortes d’édifices dont la destination première n’était pas d’être recouverts de graffitis.

Immeuble boulevard des Capucines décoré par Morne, Dem Dillon et Tempo Nok. © Photo CJ.

La plupart du temps, les graffeurs reviennent dans les mêmes lieux, pour répéter les mêmes opérations. Ainsi, MG LA BOMBA, pose sa « bomba » sur tous les boitiers électriques qu’il croise sur sa route… Parfois, le lieu est nouveau, mais alors la réalisation doit frapper les esprits par son originalité, son audace.

Le rituel doit aussi être performatif, c’est-à-dire qu’il a une vocation transformatrice. Il y a un avant et un après le rite. C’est bien le cas du graffiti qui est censé métamorphoser le lieu dans lequel il est produit. Les fresques réalisées sur des murs de pignon aveugles transforment complètement la rue, la transfigure.

Le rituel a aussi un rôle de médiation sociale ; le graffiti joue tout à fait ce rôle car il rassemble autour de sa pratique une communauté d’individus. Il y a bien sûr, dans le premier cercle, les membres du « crew », de l’équipe. Il y a ensuite toute la communauté des graffeurs qui partage la même passion. Et puis, il y a tous les acteurs qui gravitent autour du graffiti : les photographes, les passionnés, les journalistes, etc. qui, lorsqu’il est public et autorisé, viennent assister au rituel. Comme à la messe, il y a les officiants et les fidèles.

Arrivés au pied du mur, les graffeurs se livrent à d’autres rituels. Il faut répartir le mur entre les intervenants, parfois préciser le code couleur utilisé (en général, il est décidé avant), se partager les bombes, les échelles. Sans oublier des aspects accessoires, mais très importants en fait, qui font partie du rituel : la musique bien sûr, et aussi la bière. Qui imagine la réalisation collective d’une pièce sans musique et sans bière ? Car le graffiti est aussi une fête, une réjouissance collective, un moment partagé avec des amis qu’on aime retrouver régulièrement.

La fin de l’opération a aussi sa dose d’actes rituels. On range les bombes dans son sac à dos, on rassemble les bouteilles de bière et les bombes vides dans des sacs qu’on va porter dans la poubelle la plus proche ou qu’on remporte avec soi. On regarde son œuvre, on la critique, on la photographie, on la poste sur Instagram, et on s’en va. Retour au calme.

La messe est dite.

Oui, le graffiti a tout d’un rituel moderne. D’où l’impression qu’il y a dans cette pratique quelque chose de sacré. Quand on fréquente les graffeurs et qu’on les voit se préparer pour aller à la bataille, il ne viendrait pas à l’idée de les interrompre, de leur parler d’autre chose, de les déconcentrer. Ils sont en train de s’extraire du temps et de l’espace et ce serait un sacrilège d’interférer dans leur rituel. De toute façon, ils ne vous écouteraient pas.

Est-ce qu’on interrompt le curé qui dit sa messe, le maire qui marie les époux, les footballeurs qui jouent sur le terrain ? Est-ce qu’on s’invite à la table d’amoureux qui fêtent la Saint-Valentin au restaurant ? Non. Le rituel du graffiti rassemble la communauté et en même temps il isole le graffeur du reste du monde, alors que pourtant, c’est à ce monde qu’il va s’adresser.

Mais rituel ne veut pas forcément dire religion. Même au quotidien, chez nous, nous nous livrons à toutes sortes de rituels : rituels du petit déjeuner, rituel de la toilette, rituel du coucher, etc. Tout ceci est très païen ! Pourquoi y voir quelque chose de religieux ? Eh bien parce que dans des temps très reculés, dans des temps préhistoriques pour tout dire, des rituels similaires à ceux de nos graffeurs ont donné naissance à de merveilleuses œuvres. C’est l’art pariétal. Les auteurs des fresques des grottes de Lascaux, de Chauvet ou d’Altamira se livraient-ils à un rituel de nature religieuse, eux aussi ? Cela pourrait nous fournir des indices supplémentaires…


[1Pascal Lardellier est professeur des universi-tés en sciences de l’information et de la communication à l’université de Bourgogne, par ailleurs auteur, chroniqueur et conférencier.

[2Repris de Mona Junger Aghababaie et Frédéric Junger dans « Graffiti : un processus de communication rituel ». L’Autre 2018/1 (Volume 19), pages 115 à 122.

[3Feuille de carton prédécoupée en atelier que le graffeur plaque sur le mur et enduit de peinture pour reproduire un même motif.





Il existe une version sonore de ce texte :

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