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La Partition de Morgenstein

Chapitre 11

Maurice Vermont, l’exécuteur testamentaire de mon père, m’avait convaincu d’aller visiter la propriété de Prunet. Il s’y rendit lui-même quelques jours avant ma venue afin de lui donner un air accueillant. C’est ainsi qu’au début du mois de mars j’arrivai à Toulouse. Devant la gare, Maurice Vermont m’attendait dans un fiacre. Dès qu’il me vit, il vint à ma rencontre.

— Avez-vous fait bon voyage ? me demanda-t-il en me serrant cordialement la main.
— Excellent, lui répondis-je sans entrer dans le détail des maux que j’avais endurés pendant le trajet. Il faudrait que la locomotive soit placée à l’arrière du train, ajoutai-je cependant, pour qu’on ne souffre pas de la fumée.
— Sans doute, mais le chauffeur ne verrait rien ! me dit-il en m’entraînant vers la voiture.

Le cocher chargea mes bagages et nous nous installâmes à l’intérieur.

— Je suis ravi d’avoir fait ce voyage, dis-je tandis que nous quittions la gare. C’est la première fois que je m’éloigne autant de Paris. Même pendant mon service militaire, je ne suis pas allé si loin. J’ai découvert des paysages magnifiques.
— Vous ne regrettez donc pas votre départ ? Paris ne va pas vous manquer un peu ?
— Je n’ai pas dit que j’allais m’installer définitivement
à Prunet.
— Pourtant, à voir le nombre de vos valises, on pourrait penser le contraire !

Je ne voulais pas le lui avouer — je n’avais d’ailleurs pas encore arrêté ma décision — mais je n’avais rien laissé à Paris. Rejeté par Lucie, n’osant plus me montrer devant Marcel, dont j’avais compromis le bonheur, je n’avais plus rien à faire dans la capitale. Une nouvelle existence commençait pour moi. En quelques jours, grâce à l’argent de l’héritage, j’avais vite oublié la faim, la fatigue et les mauvaises odeurs de l’atelier. J’avais pu faire peau neuve et me loger dans un hôtel des beaux quartiers. Là, j’avais recouvré mes forces et j’étais prêt désormais à me lancer dans une voie nouvelle, à tout reprendre à zéro, mon bonheur et le reste. Certes, Lucie n’avait pas encore tout à fait déserté mon cœur. Malgré son attitude, je continuai à l’aimer. Je ne désespérais pas de la reconquérir un jour. J’avais appris qu’elle n’avait pas encore trouvé de mari, le signe sans doute que son cœur vibrait toujours pour moi. Mais je devais m’employer à mettre tous les atouts de mon côté. Ma richesse subite en était un, et non des moindres. Le temps en était un autre, ce temps qui, en s’écoulant, ferait sans doute oublier mon déshonneur.

— Je vous envie de pouvoir ainsi tout quitter sans regret, me dit Maurice Vermont tandis que le fiacre laissait Toulouse derrière nous et s’engageait à train d’enfer sur la route de Prunet. C’est un privilège rare que de pouvoir faire tenir tout son passé dans quelques valises. Mais dans un mois ou deux, lorsque vous recevrez les caisses des effets personnels de votre père, vous vous sentirez sans doute un peu plus chargé. La richesse est parfois encombrante.
— Il n’y a donc aucune archive au château ?
— Aucune. Je l’ai visité de fond en comble. Il ne reste que les livres de comptes de la propriété. Tout le reste, votre père l’a emporté lors de son retour en Amérique du Sud.

J’étais pris entre le désir bien naturel d’en savoir davantage sur cet André Morgenstein qui m’avait conçu par hasard pendant son séjour à Paris et la crainte — tout aussi naturelle — de voir ma liberté compromise par une avalanche d’actes, de lettres, de factures, de documents, de souvenirs qui tresseraient autour de moi un réseau serré de liens familiaux. En fait, je n’étais pas pressé de recevoir ces caisses, même si leur contenu m’intriguait. Sans doute, au fond de moi-même, préférais-je qu’André Morgenstein restât un mystère. Et, sur ce point, j’allais être servi !

Bientôt, nous approchâmes de Prunet. C’était un petit hameau de quatre ou cinq maisons basses, accolées les unes aux autres en contrebas d’une colline que dominait le bourg de Caraman. La route, assez peu carrossable, longeait le bourg puis descendait doucement vers le hameau en décrivant une courbe ample et longue qui, parfois, ménageait la surprise d’un faux plat ou d’un virage serré.

À l’orée de Prunet, le fiacre tourna à droite et s’engagea dans une longue allée bordée de marronniers aux feuillages denses qui la plongeaient dans une quasi-obscurité.

Sans ralentir son allure, qui était rapide, il franchit la haute grille de l’entrée et s’immobilisa au milieu de la cour du château.

— Voici votre demeure, me dit l’exécuteur testamentaire en descendant du fiacre.

Il étendit le bras et balaya d’un geste circulaire les trois bâtiments disposés en fer à cheval. Puis il me dit :
— Est-ce qu’elle vous plaît ?

Je me serais montré difficile en hésitant à répondre oui. Le bâtiment principal produisit sur moi, d’emblée, un curieux effet. Je fus frappé par son architecture massive, un peu rustre, et par l’impression de délicatesse, de fragilité qui se dégageait de sa façade de briques rose tendre. Cette couleur inattendue aurait mieux convenu à une bâtisse plus raffinée. Elle surprenait sur cette façade aux lignes simples, sans fantaisie, un peu lourdes. Et c’est, je crois, ce mélange de rudesse et de finesse qui me plut dans la demeure d’André Morgenstein.

— Je suis venu ouvrir les volets ce matin, me dit Maurice Vermont. Rien n’est plus triste qu’une façade aux volets clos.

La bâtisse comportait un seul étage. Le toit à quatre pentes était recouvert de tuiles du pays. La large porte d’entrée, en chêne, était encadrée par cinq fenêtres : deux au rez-de-chaussée, trois à l’étage. On y accédait par un perron à double escalier. Toutes les fenêtres avaient été ouvertes pour créer un courant d’air et chasser l’odeur que l’inoccupation des lieux avait répandue à l’intérieur.

— Je n’ai pas encore réussi à ouvrir la porte de l’entrée. Le bois a dû gonfler sous l’effet de l’humidité. Nous allons passer par là.

Maurice Vermont m’entraîna vers un petit appentis flanqué à droite de la bâtisse qui communiquait directement avec la cuisine, une vaste pièce avec une monumentale cheminée où l’on pouvait prendre place de part et d’autre du foyer, sur des chaises en paille. Une énorme marmite pendait au bout d’une crémaillère. Ses dimensions dépassaient tout ce que j’avais pu voir dans les maisons de la campagne entourant Belleville. Le centre de la cuisine était occupé par une longue table en chêne. Il y avait aussi deux solides vaisseliers et un profond évier de grès. Par la fenêtre ouverte sur la cour, on apercevait les communs, deux bâtiments sans étage, aux toits presque plats, qui s’étiraient de part et d’autre du château. La plupart des ouvertures avaient été bouchées. Seules quatre portes avaient été conservées, deux dans chaque bâtiment.

Maurice Vermont me fit ensuite visiter les autres pièces du château. La salle à manger, le salon et le bureau du rez-de-chaussée, puis les six chambres du premier étage. Partout, la poussière s’était accumulée en une épaisse couche grisâtre. Je ne pus voir les meubles, car ils étaient recouverts de draps blancs. Le courant d’air n’avait pas encore chassé l’odeur amère qui flottait dans toutes les pièces.

C’est par l’une des fenêtres du premier étage, celle de la chambre qu’avait dû occuper André Morgenstein, que je pus admirer le parc un long moment. Il descendait en pente douce jusqu’à un lac collinaire puis remontait plus vivement vers le sommet de la colline opposée, là où passait la route que nous avions empruntée pour venir. On apercevait au loin un moulin dont la roue tournait lentement sous le souffle d’un vent léger et rythmait ainsi le paisible écoulement du temps comme une gigantesque horloge qui aurait montré les entrailles de son mécanisme. Le parc était entouré d’une forêt dense dont les essences variées offraient au regard une harmonie reposante de verts, du plus sombre au plus tendre. Elle s’étendait bien au-delà de la route, barrant l’horizon de toutes parts. Elle devait certainement constituer un terrain de chasse très apprécié.

Quand ma visite fut terminée, je fis remarquer à Maurice Vermont que le château ne semblait pas avoir été abandonné depuis très longtemps. Il souffrait certes d’un manque d’entretien, mais ce manque était récent. La végétation sauvage n’avait pas encore envahi tout le parc. Le château lui-même était en parfait état.

— Vous avez raison, me répondit-il. J’ai moi-même été très agréablement surpris en arrivant ici. Je m’attendais un peu à trouver une ruine. On ne peut pas croire que l’endroit a été inhabité pendant près d’un quart de siècle. Je pense que quelqu’un a dû continuer à l’entretenir après le départ de votre père.
— Sans doute un des fermiers de la région...
— C’est peu probable. Les paysans les plus proches sont à des lieues d’ici. Le domaine ne comporte pas de terres cultivées, seulement cette forêt que vous avez vue. Un bûcheron et ses trois fils l’exploitent. L’argent qu’ils ont tiré de la vente du bois a peut-être servi à l’entretien du château. Je me suis permis de leur demander de vous rendre visite demain matin. Vous pourrez les interroger à ce sujet.
— Nous pourrions aller les voir tout de suite.
— Hélas ! Ce n’est pas possible. Je dois malheureusement vous quitter. Des affaires importantes, dont je n’ai pu m’occuper lorsque je vous cherchais, m’attendent à Paris. Je vais donc vous abandonner. J’espère au moins que mes efforts n’auront pas été inutiles. Dites-moi que vous allez vivre dans la demeure de votre père et vous me ferez un immense plaisir.
— Eh bien, je crois en effet que je vais rester ici. Le pays me paraît très hospitalier. Le parc a bien du charme. Quant au château, j’aime sa simplicité. J’imagine que mon père, lorsqu’il l’a découvert, a dû éprouver des sensations très voisines des miennes. Il y a dans ces pierres quelque chose d’attirant. Tout est si calme, si tranquille ici. Je suis sûr que je me sentirai bien à Prunet. Un peu seul, sans doute, mais je me ferai certainement des amis dans la région. J’ai l’impression que cette demeure me lance un appel. Elle doit, elle aussi, se sentir un peu orpheline. Mais, pour ce soir, j’aimerais trouver un toit plus accueillant. Toute cette poussière m’effraie un peu !
— Je l’avais prévu ! Je vous ai retenu une chambre dans une auberge, à deux pas d’ici. J’y ai moi-même séjourné. Vous verrez, vous y serez très bien. Puis-je vous demander de m’aider à refermer les fenêtres et les volets ?...

Voyez-vous, Monsieur Néry-Malène, en quittant ce lieu, j’eus confusément le sentiment d’être enfin arrivé au rendez-vous que le destin m’avait fixé dès ma naissance.

Le lendemain, je me réveillai un peu désorienté, comme un enfant qu’on abandonne dans un endroit inconnu. Que faisais-je au juste dans une auberge du Toulousain, tout près d’une demeure dont je ne me sentais pas encore tout à fait le maître ? Je me trouvais en fait dans une sorte de purgatoire, à mi-chemin entre mon ancienne existence, que j’avais abandonnée sans regret, et une nouvelle vie, dont j’ignorais tout. J’étais à l’orée d’un immense désert vide, terne, et rien à l’horizon n’accrochait encore mon regard. J’étais au bord d’une solitude sans fond, inhumaine, gigantesque, irrémédiable. J’hésitais. Qu’allais-je faire de mes journées dans cette grande bâtisse ? La vie ne m’avait pas préparé à l’oisiveté. Ah ! Si Lucie avait été auprès de moi ! Elle aurait peuplé ces lieux austères de sa présence aimée. Mais le moment n’était pas encore venu de reprendre contact avec elle.

Tôt le matin, je me fis conduire au château. J’en visitai toutes les pièces, de la cave au grenier, et mesurerai l’ampleur des travaux à entreprendre pour les rendre habitables.

À l’angélus de midi, quatre hommes se présentèrent à la porte.

— Bonjour, Monsieur ! me lança joyeusement le plus jeune en s’inclinant respectueusement. Je m’appelle Bastien Germier et voici mon père, Guillaume Germier, et mes frères, Paul et André. (Ils s’inclinèrent à leur tour). Ils ne comprennent pas le français. Moi, je sais le parler, et même l’écrire. Je l’ai étudié à l’école et aussi à l’armée.

Les quatre hommes se tenaient côte à côte sur le perron. Il s’agissait des bûcherons dont Maurice Vermont m’avait parlé la veille. Ils s’étaient endimanchés pour venir me rendre visite. Le père dépassait d’une tête ses trois fils, lesquels étaient pourtant d’une bonne taille. Ils paraissaient tous taillés dans le bois des chênes qu’ils abattaient. C’était de solides gaillards, bâtis sur le même modèle, un modèle capable d’affronter toutes les surprises de la nature et de l’existence, mais leurs regards craintifs trahissaient leur faiblesse face aux perversions humaines. Ils appartenaient à la race des exploités. Leur force s’accompagnait d’une naïveté apparente qui faisait d’eux des proies faciles pour de mauvais esprits. Deux de ses fils, les plus âgés, paraissaient jumeaux. Leur ressemblance était presque caricaturale. Ils avaient tous deux le visage carré, les cheveux ras, le front bas et large, les oreilles exagérément décollées. En revanche le troisième, celui qui m’avait parlé, s’il rappelait son père et ses frères par sa stature et par certains traits de son visage, se distinguait nettement d’eux, non seulement par sa parfaite connaissance du français mais aussi par sa jeunesse et par les débordements de sa chevelure. Il portait de longs cheveux bouclés qui adoucissaient la forme de son visage, donnaient à son front des proportions plus harmonieuses, cachaient ses oreilles et de fait le rendaient presque beau. Mais j’allais bientôt me rendre compte que cette chevelure abondante n’était pas l’unique originalité de ce garçon plein d’entrain et de gentillesse.

— Je vous remercie de votre visite, lui dis-je en lui serrant la main. Sachez que je n’ai pas l’intention de modifier vos habitudes. Ma venue au château ne doit pas troubler votre existence. Quant aux revenus que vous tirez de la vente du bois, vous pouvez continuer à les garder.

Bastien s’empressa de traduire mes propos à son père dont le visage s’illumina. Il s’inclina de nouveau pour me remercier.

— Mon père vous est reconnaissant de votre générosité, me dit Bastien. Sachez que nous vous sommes tout dévoués.
— Je regrette un peu qu’il ne parle pas le français car j’aurais aimé le questionner sur mon père. J’ai appris son existence et sa mort à la même minute. J’ai hérité de ses biens, mais je ne sais rien de lui.
— Mon père nous a souvent parlé de monsieur Morgenstein. Je pourrai donc répondre à toutes vos questions quand vous le désirerez.
— Dans ce cas, entrez. Je pense que nous trouverons quelque chose à boire à l’intérieur.

Mais Bastien me fit comprendre que son père et ses frères souhaitaient retourner travailler.

— Je reviendrai seul au début de l’après-midi, si vous le souhaitez.
— Entendu.

Les quatre hommes prirent congé de moi et s’éloignèrent dans la forêt. J’errai dans le château jusqu’au retour de Bastien. Celui-ci arriva vers deux heures de l’après-midi. À peine fut-il entré qu’il me demanda de visiter ma demeure. Et comme je m’étonnai qu’il n’y soit jamais entré, il me dit :
— Bontrand nous l’avait interdit.

Il vit sur mon visage que le nom de Bontrand ne me disait rien. Il m’expliqua alors qu’il s’agissait du domestique de mon père.

— Après le départ de monsieur Morgenstein pour l’Amérique du Sud, il s’est occupé de l’entretien du château. Il était retourné vivre à Paris, mais presque tous les mois il descendait à Prunet. Il encaissait les revenus de la forêt et les utilisait pour couvrir les frais d’entretien de la propriété. Il est venu ainsi pendant vingt-cinq ans ! Et puis, il y a quelques mois, il a cessé ses visites. Nous ne l’avons plus revu.
— En apprenant la mort de mon père, il a dû penser que le château allait être vendu et il a sûrement considéré que son travail était terminé.
— Sûrement, me répondit Bastien.

En fait, ma supposition l’intéressait moins que les pièces du château qu’il visitait une à une avec une attention toute particulière. Chaque fois qu’il entrait dans l’une d’elles, il y jetait un coup d’œil rapide puis l’examinait dans le détail, mesurant la couche de poussière accumulée, cherchant à détecter dans les recoins la présence de bestioles indésirables.

Quand la visite fut terminée, je ne fus nullement surpris de l’entendre s’exclamer :
— Eh bien ! Nous avons du pain sur la planche pour chasser toute cette poussière !

Il était évident qu’il voulait m’offrir ses services.

— Vous allez sûrement engager un domestique, me dit-il. Il vous faut quelqu’un du pays, un gars qui n’a pas peur du travail. Alors, je suis votre homme !
— Et la forêt ? Votre père n’a donc pas besoin de vous ?
— Oh lui ! Depuis longtemps il m’a fait comprendre qu’il fallait que je parte. La forêt n’est pas assez grande pour nous nourrir tous. Mes frères n’attendent que mon départ pour se marier. Prenez-moi à votre service, je vous assure que vous n’aurez pas à vous plaindre de moi !

La spontanéité de Bastien avait quelque chose de désarmant. Sa bonne humeur aussi. Malgré son jeune âge, c’était un garçon décidé et courageux. L’école et l’armée avaient ouvert son esprit et s’il prétendait que son père lui avait demandé de partir, c’était lui, en réalité, qui éprouvait le besoin de quitter l’univers étriqué de la forêt. Ma venue lui en fournissait un excellent prétexte.

Sans attendre ma réponse, comme si son engagement ne faisait aucun doute, il dit :
— Il faudra bien une semaine pour venir à bout de la poussière et des araignées. On pourrait commencer par rendre au moins une pièce habitable. J’ai vu qu’il y a un lit dans le bureau. Que dites-vous de commencer par lui ? Comme ça, vous pourrez y dormir cette nuit.

J’acceptai sa suggestion.

Le bureau était une vaste pièce, très haute de plafond, donnant sur le parc. Les murs étaient recouverts de rayonnages remplis de livres magnifiques, pour la plupart reliés, protégés par des draps. Ces draps m’avaient empêché d’en faire l’inventaire complet, mais en retirant l’un d’eux je pus me convaincre que tous les ouvrages de cette immense bibliothèque avaient trait à la musique. Il me parut surprenant qu’André Morgenstein ait laissé à Prunet une aussi riche collection. Pourquoi ne l’avait-il pas emportée avec lui en Amérique du Sud ? Sans doute s’était-il contenté de déménager l’essentiel de ses affaires, se réservant la possibilité, lorsqu’il aurait besoin d’un livre de le demander à Maurice Vermont. Rien n’indiquait d’ailleurs que Bontrand n’ait pas expédié outre-Atlantique une partie importante des ouvrages de son maître.

Les seuls meubles de la pièce étaient le bureau lui-même, imposant et pourvu d’une douzaine de tiroirs, deux fauteuils de cuir, placés près de la cheminée, une petite table basse et un lit étroit encastré dans l’un des pans de la bibliothèque.

Bastien se mit aussitôt au travail. Je lui proposai mon aide, mais il la refusa :
— Vous allez vous salir.

J’allai dans l’appentis, enfilai de vieux vêtements et revins dans le bureau :
— Vous savez, je n’ai pas toujours été riche. Et vous seriez surpris d’apprendre comment je gagnais ma vie avant de venir ici. Laissez-moi vous aider. À nous deux, nous aurons plus vite terminé.

La journée était belle. Un soleil généreux répandait une douce chaleur printanière sur le domaine. Bastien se mit torse nu, préférant sans doute salir sa peau plutôt que sa blouse. Je l’imitai et nous commençâmes à retirer un à un les draps qui recouvraient les meubles. Tout en travaillant, Bastien me parla d’André Morgenstein.

À la mort de son mari, la mère d’André Morgenstein, qui était Française, décida de retourner vivre en France. Elle n’y avait plus ni famille ni amis mais c’était son pays et elle n’avait pas véritablement aimé Montevideo. De plus, elle pensait que son fils pourrait faire en Europe une carrière de pianiste plus brillante qu’en Uruguay. Elle l’envoya donc en France préparer son installation tandis qu’elle liquidait ses biens sur place. André Morgenstein se rendit tout d’abord à Paris où il séjourna quelques mois. Mais, très vite, la vie de la capitale lui parut trop agitée et il décida de partir en province. Il parcourut le sud de la France et arrêta son choix sur la région de Toulouse. Il la visita durant plusieurs semaines et, finalement, découvrit le château de Prunet. Il l’acheta et s’y installa avec Bontrand, le domestique qu’il avait engagé à Paris. Il l’aménagea entièrement, le meubla, le décora, l’embellit et fit d’importants travaux dans le parc. Sa mère l’informait régulièrement des transactions qu’elle menait à Montevideo et lui-même lui rendait compte de l’avancée des travaux. Ceux-ci durèrent près d’un an. Malheureusement, quand ils furent achevés, il apprit le décès de sa mère. Un mal secret l’avait emportée en quelques semaines. Il se rendit en Uruguay pour prendre possession des biens de sa mère puis revint s’installer à Prunet. Il y demeura encore un an, un an pendant lequel les Germier ne le virent pratiquement pas. Il restait cloîtré dans le château, n’en sortant quasiment jamais. Bontrand s’occupait de tout. Enfin, un beau jour, sans raison apparente, il décida brusquement de retourner vivre à Montevideo, près de ses parents qui y étaient enterrés. En fait, la France ne représentait rien pour lui. Il était né là-bas et y avait toujours vécu. Il n’avait acheté Prunet que pour sa mère. Quant à sa carrière de pianiste, il ne semblait pas y attacher beaucoup d’importance.

Son départ fut si brutal qu’il laissa le soin à Bontrand de fermer le château et de lui expédier les effets personnels qu’il n’avait pas eu le temps d’emporter. Bontrand demeura à Prunet quelques mois pour mettre de l’ordre dans le château puis partit à son tour. Il se réinstalla à Paris. Chaque mois, il descendait à Prunet et maintenait en état le château. Sans doute espérait-il le retour de son maître. Mais André Morgenstein ne revint jamais, ne fût-ce que quelques jours, à Prunet. Il est cependant probable qu’il en a eu réellement l’intention puisqu’il ne songea jamais à mettre en vente sa propriété. Pendant vingt-cinq ans, Bontrand l’a entretenue avec soin puis il l’a laissée à l’abandon.

D’après les dates fournies par Bastien, Bontrand avait cessé de se rendre au château à une époque qui correspondait à la mort d’André Morgenstein. Cette mort, les Germier ne l’apprirent que très récemment, lorsque Maurice Vermont leur a écrit pour annoncer ma venue. Quant à Bontrand, il ne leur donna plus signe de vie. Il ne pensa même pas à leur réclamer les revenus de la forêt. Ce qui montrait chez lui une grande honnêteté.

Bastien, naturellement, n’avait pas connu André Morgenstein. Celui-ci était retourné à Montevideo bien avant sa naissance. Tout ce qu’il savait de lui, il le tenait de son père, qui en parlait souvent. Et pourtant, au cours des deux années qu’il passa à Prunet, André Morgenstein n’avait rendu au bûcheron que de rares visites. Mais Germier avait fidèlement gardé de lui le souvenir d’un jeune homme de vingt-huit ans au regard clair, au teint pâle et à la silhouette longue et élégante d’adolescent inquiet. Bontrand s’était initié au patois du pays et, au cours de ces brèves visites, il servait d’interprète à son maître. C’était en fait par la bouche du domestique que le père Germier (il était lui-même âgé de vingt-huit ans à l’époque) avait appris tout ce qu’il savait d’André Morgenstein, tout ce qu’il avait ensuite raconté à ses fils.

Vingt-cinq années plus tard, Bastien réussit à faire revivre mon père avec tant de réalisme et de détails que j’aurais pu croire qu’il l’avait vu la veille de mon arrivée. À l’évidence, le souvenir d’André Morgenstein hantait les Germier.





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