Je suis un prince, un prince déchu, sans royaume et sans frontières. Un jour de colère, les humains m’ont destitué et m’ont obligé à fuir. Chassé de mon palais comme le dernier des vagabonds, bafoué et humilié, je me suis réfugié au sommet de la Terre, dans une vieille bâtisse que l’on n’aperçoit même pas de la vallée mais dont le vent qui court le soir venu m’a révélé l’existence. On dit que c’est le rêve de chacun d’habiter une telle demeure : seul d’entre les humains, je l’ai réalisé. Mon fief est élevé et je règne désormais sur un ciel sans nuages et sur un océan sans tempêtes.
Pour y accéder, j’ai dû emprunter, seul, des sentiers abrupts et caillouteux, escalader des versants verticaux, franchir des crevasses sans fond et tailler ma route à travers les herbes folles et les plantes géantes de la forêt. La soif, la faim et la fatigue ont eu vite raison de mon courage et j’aurais certainement renoncé dès les premiers obstacles si la Providence n’avait placé tout au long du chemin des refuges. J’ai pu y boire et y manger ; j’ai pu y dormir aussi, car le cri de la louve ne m’effraie pas quand la nuit étend son voile opaque sur les flancs de la montagne.
Le ventre rassasié, le corps reposé, j’ai repris ma périlleuse ascension, avec l’énergie de celui qui a l’espoir de trouver un logis à sa mesure. Enfin, un soir, à travers les arbres centenaires, j’ai vu se profiler, sur un ciel obscur et filandreux, les tours orgueilleuses du château. Il m’apparut tel que je l’avais espéré, tel qu’en mon désespoir je l’avais imaginé.
Dans ce palais de ma gloire disparue, je n’ai point besoin de gardes ni de vigies, point de ministres ni de valets non plus : les animaux qui peuplent cet endroit semblent s’être alliés pour veiller sur moi et me procurer chaque jour de quoi assouvir ma faim et tromper ma soif. Ces êtres invisibles, dont je sens confusément la présence, forment désormais ma cour et dans leur sollicitude à mon égard, je retrouve un peu de ce faste d’antan qui avait fait les grands soirs de mon royaume lorsque ses provinces étaient encore unies. Ils ont compris la noblesse de mon cœur et l’ampleur de ma déchéance : ils honorent l’une pour me faire oublier l’autre.
Mon habit de velours brodé d’or est en loque, mais je ne désespère pas de lui redonner un jour la fière allure qui impressionnait tant mes courtisans. Mes courtisans...! Je croyais compter des amis fidèles parmi eux, mais aucun n’a tenté quoi que ce soit pour calmer la colère des humains. J’en soupçonne même certains de l’avoir attisée pour provoquer la vacance de mon trône et prendre ma place.
Un jour pourtant, faisant fi des périls qui l’attendaient en chemin, l’un d’eux a voulu me rejoindre. J’ignore qui lui avait indiqué ma retraite. Le vent, peut-être. Un matin, j’ai découvert son corps gisant parmi les fleurs sauvages et les herbes maudites d’un fossé. Sa mort m’apporta la certitude tragique que nul n’accéderait jamais à ma demeure.
S’il m’arrive quelquefois de me promener le jour autour du château, sans trop m’en éloigner cependant, c’est surtout la nuit que je sors. Je ne crains pourtant plus d’être surpris en pleine clarté par des visiteurs indésirables, mais je connais un promontoire qui surplombe la vallée. Je reste assis là de longues heures, contemplant inlassablement le spectacle des humains dont la présence m’est révélée par les lumières de leurs cités. Quand mon seul compagnon d’exil — un grand rapace nocturne et silencieux — vient me rejoindre et tournoie un instant au-dessus de ma tête, je comprends au battement significatif de ses ailes qu’il me faut rentrer au plus vite. Il sait quelle fascination exerce encore sur moi le monde d’en bas et comme il ne peut m’empêcher d’aller au promontoire, il veille chaque soir à ce que je ne m’y attarde pas trop. Sans son rappel à l’ordre, j’y resterais sans doute toute la nuit, jusqu’à l’extinction de la dernière petite lumière. Il faudra que j’apprenne à me débarrasser de cette dangereuse habitude.
Du jour où la solitude m’a tendu sa main glacée et que je l’ai acceptée, mon cœur a commencé à se dessécher comme une terre sur laquelle la nature ne sanglote plus depuis longtemps. Les araignées peuvent désormais y tisser une toile serrée, elles ne seront pas dérangées par les battements intempestifs d’une passion dévorante. Des abîmes profonds de ma raison montent d’étranges mélodies et mes idées, seules ou par couples, tournent en rond, se laissant aller à une folle sarabande dans mon cerveau transformé en piste de danse.
Dans ma fuite éperdue, j’ai songé à emporter du papier. Je me tiens dans la plus haute pièce du château, bien que l’air — le peu d’air que me laissent les humains de la vallée — y soit rare et presque malsain. Là, pour tromper l’ennui d’interminables journées, j’écris des contes. Mais le papier m’est compté. Aussi, bien souvent, suis-je obligé d’ouvrir toutes les fenêtres pour laisser s’échapper le trop-plein d’une imagination qu’aucune cage ne saurait contenir. Je ne parle jamais des humains, avec qui j’ai fait si mauvais ménage. C’est à peine si je me souviens de leurs humeurs. De toute façon, je ne sais plus les raconter. La nature seule se répand sous ma plume vagabonde, une nature chauve comme un vieillard, une nature à la mesure de la sécheresse de mon cœur. La collusion de mon être et des animaux qui peuplent ce lieu est le thème unique de mes contes.
Ainsi, sans crainte ni de la censure ni des larmes de mes lecteurs, j’ai entrepris de raconter l’histoire de cette biche qui gîte dans la grande salle d’armes...
Elle a trouvé près de la cheminée où brûle en permanence le feu que j’y allume pour elle le réconfort qui convient à son âme fragile. Un grand cerf puissant et majestueux, au regard cinglant, vient se reposer à ses côtés et savoure à l’infini, dans une quiétude que je n’ose troubler, même par le souffle de ma respiration, la douceur de cette tendre amie. Au matin, peu avant le lever du soleil, ils partent ensemble pour je ne sais quelle destination impérieuse. Je quitte alors le soupirail d’où je les observe et j’occupe la grande salle d’armes, profitant des dernières chaleurs que dispense le feu moribond de la cheminée. Certains jours, il m’arrive de finir leur festin interrompu par l’envie qu’ils ont eue d’unir leur corps. Mais je me garde bien d’être présent à leur retour. Ils ont certainement deviné ma présence, mais ils me savent complice de leur intimité et ne redoutent rien de moi.
Souvent, cédant à l’irrésistible appel de ses instincts, le cerf abandonne sa biche pour plusieurs jours. Au seuil de la porte, il se retourne pour la saluer une dernière fois. Et dans son regard se lit toute la détresse d’un animal que la mort va sans doute arracher à l’affection de sa compagne. Mais il part tranquille : il sait que je suis là et que je veillerai de près sur elle.
Il n’est pas jaloux. Pourtant, certaines nuits, je me surprends à regretter de ne pouvoir, comme lui, m’endormir la tête appuyée contre la poitrine encore haletante de l’animal comblé par l’amour. Il sait que je ne suis pas un rival pour lui. Et il revient chaque soir, certain que je n’ai pas quitté ma cachette pour partager son bonheur, ne fût-ce qu’un moment. Je le lui laisse entier et me résous à passer mes heures d’envie blotti contre moi-même.
J’aurais tort de me plaindre. J’ai un ami : le grand rapace noir. Mais c’est un compagnon de bien triste compagnie ! Ses secrets instincts l’appellent souvent au-dehors. Mais il se hâte de rentrer, craignant de m’exposer par son absence à quelque obscur danger. Presque par orgueil, j’affecte d’ignorer cette surveillance et l’oiseau noir s’en satisfait. Ma seule présence auprès de lui est le signe évident d’une reconnaissance éternelle. Un accord tacite nous lie l’un à l’autre sans que nos regards ne se soient jamais croisés. J’aimerais pourtant percer le secret de sa solitude. Mais il est trop sauvage pour me faire la moindre confidence. Aussi, je me plais à imaginer qu’il s’est réfugié ici, comme moi, pour fuir l’oppression d’un monde en colère. Il n’a pas été troublé par mon installation dans cette pièce dont il avait fait son port d’attache, ou plutôt son repaire d’infatigable rôdeur. Sans doute a-t-il cru un instant qu’il devrait la quitter, mais il a vite compris que sa présence, loin de m’importuner, m’était d’un profond réconfort. Lorsqu’il me vient des moments de mélancolie — et dans ma solitude, ces moments-là ne sont pas rares —, je le regarde et je reprends confiance. Je puise l’énergie qui me manque dans sa force, et la paix de mon âme dans la sérénité de son regard.
Il est beau le rapace ardent de mes mauvais jours. Et quand il prend son envol, déployant dans le ciel ses ailes puissantes, j’envie sa liberté. Tout semble permis à cet être qu’aucun lien n’attache à la terre. Moi, je reste cloué ici. Un jour peut-être, je m’envolerai sur ses ailes pour un long, un très long voyage, un de ces voyages dont on ne veut jamais revenir. Mais acceptera-t-il de m’emmener ? Mon poids sur son corps le rendrait gauche et nous n’irions sans doute pas très loin.
Chaque soir, je guette son retour avec angoisse. J’ai peur. J’ai peur qu’il ne revienne jamais. J’ai peur que là-bas, quelque part, la terre ne s’entrouvre et que le glas ne sonne pour lui. J’ai fui la compagnie des humains pour celle d’un rapace nocturne et silencieux, qu’adviendrait-il s’il m’abandonnait ? Je maudis déjà le paysan apeuré qui, pour sauver son troupeau, pointera son arme vers lui.
Sans lui, sans le couple de la grande salle d’armes, je ne pourrais résister à la tentation de retourner parmi les humains. Mais ils sont là et je reste. Ils sont comme deux béquilles qui empêchent celui qui boite de trébucher. Et je remercie la Providence qui, dans un sursaut de générosité, m’a donné pour compagnons un rapace au regard nocturne et une biche à la douceur incomparable. Je n’aurais sans doute jamais le courage d’achever leur histoire et mes contes seront à jamais peuplés des aventures des autres animaux qui hantent ma froide demeure. Mais qu’importe les drames qui se nouent et se dénouent ici, entre ces murs froids comme des matins d’automne. Qu’importe ces rats qui se livrent un combat effroyable autour de la carcasse d’un lièvre égaré dans les douves. Qu’importe ! Je n’ai pas assez de papier. Et d’ailleurs, qui lira jamais mes contes ? Qui, dans la vallée, ramassera les feuillets que j’aurai laissé au vent le soin d’entraîner au loin ? Qui parviendra jamais à ma retraite pour que je lui avoue que je suis un prince, un prince déchu, sans royaume et sans frontière ?