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Ces vies dont nous sommes faits

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Une veilleuse dans la nuit

III
La Voie du ring
(1992-1996)

Devenir scénariste pour la télévision est une fabuleuse carte de visite pour entrer en contact avec les autres. L’évocation de la télévision fait toujours briller une lueur intense dans les yeux de vos interlocuteurs. Il y a de la magie dans cette petite fenêtre sur le monde. On imagine que vous fréquentez des vedettes, que vous avez facilement accès à ce qui fait l’enchantement du monde, car vous en faites partie. Peu importe que personne ne sache ce qu’est un scénariste. De fait, c’est un étrange métier, mal connu.

Le scénariste est une personne qui imagine de belles histoires pleines d’émotions avec une calculette à la main. Pour lui, écrire « Il embrasse Arlette sur la bouche » ou « Le train déraille », ce n’est pas du tout, du tout, la même chose. Le budget à prévoir n’est pas le même !

Il faut aussi de la rigueur et une claire vision de chaque scène : où elle se déroule, à quel moment de la journée, avec quels personnages. Le scénario est donc un document très technique, qui va servir de guide à tous les corps de métiers sur le tournage. En même temps, il doit être aussi un gruyère, avec plein de trous, pour que le réalisateur, les comédiens et tous les techniciens puissent lui apporter leur propre créativité. Enfin, il faut qu’il soit agréable à lire. Car le scénario est aussi un outil de vente. De vente au producteur, de vente à la chaîne de télévision, de vente au réalisateur, de vente aux comédiens.

Le romancier, quand il a écrit le mot fin à la dernière page de son texte peut l’imprimer, le photocopier et le faire lire à quelques personnes. L’auteur dramatique peut faire jouer sa pièce même avec peu de moyens. Il peut même organiser des lectures chez lui. Le scénariste ne peut rien faire de son texte. Sa création n’a de sens que si elle est « réalisée », et cela nécessite de coûteux moyens. C’est pourquoi les scénarios ont une fâcheuse tendance à « dormir » dans les tiroirs, sans espoir de se réveiller un jour.

Dans le milieu professionnel, avoir écrit pour une série télévisée est naturellement un sésame extraordinaire. Si la chaîne a accepté ce que vous écrivez, c’est que votre style est bankable. Pour un producteur, c’est l’assurance qu’il ne se fourvoie pas en faisant appel à vous. Vous pouvez lui permettre de décrocher le jackpot.

C’est ainsi que l’écriture de Goal, même si la série n’a pas encore été diffusée, m’ouvre des portes. La productrice fait de nouveau appel à moi pour d’autres séries jeunesse, car elle a compris que j’avais une grande affinité avec ce moment particulier de la vie où l’on passe de l’adolescence à l’âge adulte. Et pour cause, toutes les angoisses, tous les espoirs, tous les questionnements qui surgissent alors ne m’ont pas quitté, au fond, depuis ma propre adolescence. Et c’est sans doute d’ailleurs ce qui explique qu’à quarante ans j’ai vécu une nouvelle crise d’adolescence… Ce passage d’une rive à l’autre est pour moi une préoccupation centrale. Sans doute aussi parce que j’ai souvent changé de vie et, à chaque fois, je me suis posé beaucoup de questions sur l’avenir. À quarante ans, je me lance encore une fois dans une nouvelle aventure. Ce qui fait de moi un éternel adolescent, alternant les « petites morts » et les renaissances. Pas surprenant alors que le thème de la réincarnation soit au cœur de mon existence.

Je suis plutôt satisfait de la tournure des événements, mais je sens bien qu’il me manque quelque chose. Ai-je accompli tout ce parcours — des régressions dans les vies antérieures aux destructions massives de mon année sabbatique — juste pour cela ? Certes, l’écriture a toujours été un objectif central pour moi, et le mode de vie qui en découle me convient parfaitement. Mais je suis convaincu que ce nouveau métier n’est qu’une étape sur le chemin des cités. Je sens bien que la métamorphose n’est pas encore totalement accomplie.
Quelqu’un va se charger de me faire passer sur l’autre rive.

Petit retour en arrière.

Un curieux événement s’est produit le 31 mai 1991. Je viens de commencer l’écriture des scénarios de Goal. Malgré tout l’intérêt que je porte aux cités, je n’ai pas repéré dans mon programme de télévision un sujet dans Envoyé Spécial sur un champion sportif, véritable grand frère des cités. Pourtant, je ne manque jamais une émission sur le sujet.

Or, ce 31 mai, poussé par je ne sais quelle intuition, je décide d’allumer la télévision. Il est vingt et une heures, et un reportage d’Envoyé Spécial vient de commencer. On nous présente un certain Khalid El Quandili, champion du monde de boxe américaine (full-contact), qui a créé à Meaux, en Seine-et-Marne, une association destinée à aider les jeunes à s’insérer dans la société grâce au sport. Ce garçon dégage un charisme incroyable. Une gueule de jeune premier, un physique de sportif, une sensibilité sociale exacerbée, la lueur d’une mission sur Terre qui brille dans les yeux, une réflexion en profondeur sur les cités. D’ailleurs, les médias ne s’y sont pas trompés. Il a fait les gros titres dans les journaux : « Jeunes des cités : la galère vaincue par K.-O. », « Khalid El Quandili, un champion dans la cité », « Un champion se bat pour les jeunes ».

Khalid El Quandili, champion du monde de full-contact et président de l’association Sport Insertion Jeunes, m’apparaît une première fois dans un numéro d’Envoyé Spécial en mai 1991.

Ce sujet d’Envoyé Spécial va frapper les esprits. Pour que le grand public s’intéresse au problème des jeunes de banlieue, sans doute faut-il qu’émerge un représentant charismatique, et Khalid El Quandili a visiblement tous les atouts pour jouer ce rôle.

Au lendemain du reportage, un journaliste écrit ce compte rendu :

COUP D’ŒIL : RENAUD MATIGNON A VU « ENVOYÉ SPÉCIAL » SUR A 2

Une veilleuse dans la nuit

On a parlé des banlieues, hier soir. C’était un des sujets de l’émission « Envoyé spécial » Une banlieue à contre-pied : celle, disait le titre du reportage, des grands frères. C’est-à-dire la banlieue réussie : amitié, loisirs sportifs, création d’emplois, exemples contagieux de travail et de ténacité.

L’exemple est venu de Khalid, jeune Beur au beau visage énergique, qui a découvert les vertus de la boxe thaïlandaise. Ce sport très dur, où sont admis aussi les coups de genou et les coups de pied dans la figure, est pour lui, non brutalité, hargne ou agression, mais exutoire pour une violence maîtrisée. Il s’y est initié, puis perfectionné. Aujourd’hui, il est professionnel et, tout simplement, champion du monde. On est fier de lui dans la région, et il enseigne son art du côté de Bondy, dans un ancien foyer devenu salle de sport, où les jeunes gens viennent de plus en plus nombreux.

Ceux qui jouent « les grosses gueules et les caïds » ne restent pas longtemps ici. Car on souhaite surtout, par ce sport, donner à une jeunesse déracinée le goût de l’effort, quand il est à la fois une discipline et un exercice du corps, c’est-à-dire un plaisir. En somme, une morale retrouvée. Ce qu’on apprend implicitement, déclare par exemple Khalid, c’est qu’il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas.

Trois ou quatre copains discutent avec intelligence et simplicité. Des subventions leur sont accordées par divers ministères. Quelques-uns, dans les banlieues, ricanent : on les désignerait presque comme des traîtres. Et puis devant leur action, les objections ne manquent pas. On n’éteint pas en quelques mots les amertumes et les frustrations des foules périphériques. N’importe, Khalid et ses copains continuent leur boulot chaleureux. Peu leur chaut. Ils sont l’autre versant de la misère, racontée par une émission sympathique et amicale.

De loin en loin, l’image nous a montré de la tôle ondulée et des grillages, et des tours, tiroirs à ranger des banlieusards fatigués. Dans le drame des banlieues, on a incriminé souvent les hommes politiques. On a oublié ces grands assassins de la vie : les architectes qui ont fait pousser ces cauchemars. Et on se dit qu’en effet Khalid et ses copains, c’est bien fragile.

Il y a, quelque part, dans un ancien foyer, comme une veilleuse dans la nuit. Mais, partout ailleurs...

La reproduction de l’article dans la plaquette SIJ.

Le plus curieux est que, quelques mois plus tard, en me penchant sur les symboles liés à Khalid, je me rendrai compte que son nom, El Quandili, signifie « La chandelle ». Oui, Khalid est bien une petite flamme qui éclaire dans l’obscurité, et c’est son nom qui le dit !

Dans les semaines qui suivent, je garde ce reportage en mémoire. Il a produit sur moi, comme sur beaucoup de téléspectateurs à l’époque, un certain impact, mais je ne sais pas quoi faire de cette affaire. Jusqu’au pot de fin de tournage de Goal, quand la productrice me parle d’une suite de la série dans les banlieues, avec Bernard Tapie. Alors, je repense à ce reportage et je me dis que je devrais contacter ce garçon. Mais je ne me sens pas du tout prêt. Il semble si loin de moi. Qu’avons-nous en commun ? Certes, nous avons une tête, deux bras et deux jambes, mais pour le reste je suis à peu près sûr que nous ne vivons pas sur la même planète !

Je range Khalid dans un coin de mon esprit. D’autant que, finalement, le projet avec Bernard Tapie tombe à l’eau.

Le destin sait que je ne suis pas encore prêt pour ce genre de rencontre. Certes, avec la série Goal, j’ai maintenant une bonne carte de visite en main. Aziz, le réalisateur maghrébin — « Beur » comme on commence à dire à l’époque — m’a introduit dans la culture arabe et le vécu des immigrés. Mais tout cela est encore très éloigné de mon vécu, de mon milieu, de mes problématiques.

Or, un jour, Aziz va provoquer une rencontre inattendue. Un de ses amis, prénommé Kader, vit à Clermont-Ferrand et vient de temps en temps à Paris pour son travail. Il est poseur de plafond tendu. C’est la grande mode à l’époque. On chauffe une matière plastique montée sur un bâti et quand elle refroidit, elle se contracte et donne un plafond impeccablement lisse, sans aucun défaut. C’est idéal pour dissimuler des plafonds mal en point. La technique fait un tabac et Kader bouge beaucoup.

La providence est capable de toutes les ruses pour vous amener là où elle veut ! Kader, quand il vient à Paris, est logé par son entreprise dans un hôtel… de la rue Daguerre ! À deux pas de mon appartement.

Un jour donc, Aziz me présente son ami Kader et nous plante sur le trottoir tous les deux. À plus. Par nature, un scénariste fait son miel de toutes les situations qui se présentent. Je passe donc l’après-midi avec Kader et je lui fais visiter le quartier de Denfert-Rochereau qu’en fait il n’a jamais vraiment pris le temps d’explorer. Nous évoquons chacun notre vie. Lui ses plafonds tendus, moi mes scénarios. Et nous passons ainsi l’après-midi ensemble. Le moment du dîner arrive et je lui propose d’aller dans un restaurant du quartier spécialisé dans la cuisine basque. Je n’y ai jamais moi-même mis les pieds. C’est l’occasion d’une découverte. Et d’un moment inoubliable ! La cuisine est excellente et le folklore est au rendez-vous. À la fin du repas, un homme, tout à coup, se met à chanter une chanson en basque. Tous les clients sont sous le charme. Un sourire attendri flotte sur les visages. Moment magique, privilégié. Quelque chose de profond monte des montagnes pyrénéennes. Mais une cliente a le malheur de demander le sens de ces merveilleuses paroles pleines de poésie. Et le chanteur de répondre sans se démonter que sa chanson raconte l’histoire d’un homme qui a l’habitude de prendre une fille par devant puis par derrière et ressent autant de plaisir d’un côté que de l’autre. Un must de la poésie, comme on le voit ! Ambiance. Les sourires s’estompent et des rires gras fusent. Depuis ce sinistre épisode, je n’apprécie jamais une chanson tant qu’on ne m’a pas expliqué le sens des paroles.

Tout cela ravit Kader, qui se sent toujours un peu seul quand il doit travailler à Paris. Par la suite, à chaque passage à Denfert-Rochereau, il viendra frapper à ma porte. Et il retournera régulièrement dans ce restaurant basque du quartier, la patronne l’ayant adopté.

Au fil des missions parisiennes de Kader, je pénètre ainsi peu à peu dans sa vie, au point que je descendrai même chez lui, à Clermont-Ferrand, passer le réveillon de la Saint-Sylvestre, un symbole de la nouvelle tournure que je souhaite donner à ma vie. Mais j’anticipe…

La fin de l’année 1991 approche. Je vais bientôt fêter mon quarantième anniversaire le 14 décembre. Ce soir-là, je n’ai rien prévu de spécial. Je dois fêter l’événement avec des amis le lendemain dimanche. Je passe donc la soirée tranquillement chez moi, en lisant et en faisant le bilan des événements qui ont bousculé ma vie ces dernières années. Puis, vers vingt et une heures trente, une force s’empare de moi et me communique une irrésistible envie d’allumer la télévision. C’est très fort, et je ne peux m’y opposer. J’appuie sur la télécommande et soudain je vois à l’écran… Khalid El Quandili ! Surprise ! C’est la deuxième fois que ce phénomène se produit. En mai, j’avais aussi allumé la télévision au moment précis du sujet d’Envoyé Spécial sur lui. Et voilà qu’on me le remontre. Par hasard.

Cette fois, c’est dans un documentaire intitulé Beurs et réalisé par Ange Casta, que diffuse la 7 [1]. Le plus surprenant est qu’Ange Casta a réalisé trois portraits, l’un d’une jeune « beurette », danseuse de son état, le second d’un « beur » d’origine algérienne, et le troisième de Khalid El Quandili. Or, c’est précisément sur le portrait de Khalid que je tombe. Je vois dans ce hasard comme un reproche : « Eh bien, Christian, semble-t-on me dire en haut lieu, où en es-tu avec ce garçon, tu ne devais pas le contacter ? ». On me remet Khalid dans les pattes et je devine que cela a de l’importance.

Capture d’écran de Khalid El Quandili dans « Beurs » d’Ange Casta.

Et je comprends pourquoi en regardant le documentaire. Le portrait d’Ange Casta est naturellement plus fouillé, plus intime, que le reportage d’Envoyé Spécial. Khalid raconte sa naissance à Rabat, au Maroc, son enfance passée dans le bidonville de Nanterre, puis dans les cités de la région parisienne, au gré des chantiers de son père maçon ; ses premiers pas dans le sport, d’abord le karaté, qu’il apprend seul chez lui faute de pouvoir se payer des cours, puis un dérivé de ce sport qui commence à apparaître en France, avec frappes réelles, le full-contact. Il parle de sa réussite, des bienfaits que lui a apportés le sport. On le voit même donner des cours de full-contact dans la prestigieuse école Polytechnique !

Si cela a marché pour lui, cela doit marcher pour les autres jeunes de quartiers aussi. Les valeurs du sport peuvent remplacer une éducation et une scolarité défaillantes, et donner des outils au jeune pour s’insérer dans la société. Pour concrétiser cette idée, il a créé une association, Sport Insertion Jeunes, et avec d’autres grands frères sportifs de haut niveau comme lui, il parcourt les banlieues de la région parisienne et d’autres grandes villes de France, pour donner de l’espoir aux jeunes, en leur inculquant des valeurs. Khalid insiste beaucoup là-dessus : acquérir des valeurs. Il va même jusqu’à parler des chevaliers du Moyen Âge. Il voit dans les grands frères des cités les héros modernes d’un ordre social nouveau. Il a une mission, c’est évident. Il le sait et cela crève l’écran.

Seul dans mon treize mètres carrés tout blanc, je regarde fasciné ce portrait de Khalid. Il se produit en moi un phénomène mystérieux incroyablement puissant et irrationnel : je sens ce soir-là que Khalid a besoin de quelque chose, quelque chose à dire ou quelque chose à entendre, et qu’il faut absolument que j’aille vers lui pour le pousser à me raconter sa vie la plus intime. L’impératif est très profond en moi, d’une nature si secrète et déterminée que je comprends tout de suite que mon destin est en marche.

Naturellement, c’est la première fois que je ressens avec une telle force ce genre d’intuition devant mon poste de télévision !J’ai exercé beaucoup de responsabilités différentes à la télévision, je viens même d’y revenir avec une casquette de scénariste. La télévision et ceux qui y apparaissent n’exercent donc pas sur moi une fascination naïve. Cela fait partie de mon environnement de travail, depuis quinze ans ! Ce que je ressens en voyant Khalid est très particulier, unique, tout à fait nouveau.

Je me rends compte alors que les événements récents m’ont doté des outils nécessaires pour entrer en contact avec lui : Aziz et ses souvenirs douloureux d’enfance, Kader et son quotidien d’ouvrier poseur de plafond tendu, le boxeur qui m’a donné son sang une nuit de 1959, la série Goal sur le football. Sans oublier mes jumeaux arabes de la cité Michelet, rue de Cambrai, et les deux boxeurs noirs s’entraînant sur leur balcon. Et mon rêve de l’entrée dans une association. La sienne ? Il y a là un tao, un chemin qui se déroule peu à peu, sans doute très différent de ce que mon ego voudrait. Mais c’est le principe même du tao que de tracer la voie qui est faite pour vous (et pour le monde à travers vous) et pas forcément celle qui vous plaît.

Mais comment aller vers un tel individu, avec en plus l’obligation de l’amener à me révéler des choses intimes et lui délivrer un message, un message que j’ignore totalement à ce moment-là.

Je sens aussi que cette rencontre, si elle a lieu, sera nécessairement décisive pour ma vie personnelle. Je ne vais pas juste l’appeler comme le ferait un journaliste, et reprendre ma vie quotidienne, bien au chaud dans mes certitudes et mes habitudes. Ce genre de rencontre est naturellement bouleversante. C’est à l’évidence une rencontre karmique.

Tout au long du mois de janvier 1992, je suis obsédé par la rencontre avec Khalid El Quandili. Je dois me préparer, m’interroger sur ma motivation profonde. On ne fait pas un tel saut vers l’autre, vers l’opposé, sans une ferme résolution.

Pour le contacter, rien n’est plus simple en vérité. J’ai trouvé dans l’annuaire le numéro de téléphone de son association. Le siège se trouve, non pas en banlieue, mais dans le 17e arrondissement de Paris. Mais je ne bouge pas. J’attends. Je laisse mûrir l’idée dans ma tête. Surtout, il faut que je trouve un prétexte pour l’appeler. Certes, j’ai écrit la série Goal, mais elle n’a pas encore été diffusée, et il n’est pas du tout sûr, à ce moment-là, qu’il y aura une suite. Lui dire quoi ? Ce que j’ai ressenti à la télévision : « Monsieur, voulez-vous bien me raconter votre vie privée, car j’ai une clef à vous transmettre ». Impossible. À moins de ruser. Mais peut-on ruser avec quelqu’un comme lui ? Il me semble que l’on ne va pas vers un tel individu sans s’être fixé un objectif précis. Or, j’hésite. Je suis devenu scénariste, il serait donc naturel que je lui propose la conception d’une série ou d’un film. En même temps, le but de ma mission est bien de devenir assez proche de lui pour lui apporter les réponses aux questions qui le tracassent au plus profond de lui-même. Plus je tourne et je retourne le problème dans ma tête, plus je suis convaincu que je dois lui proposer d’écrire sa biographie. Un livre. Sur sa vie, son parcours, ses réalisations, ses idées. C’est une évidence… mais ce n’est pas évident !

Les semaines passent. Je vis dans une tension extrême. En même temps, après ce rappel à l’ordre du destin, je ne pas faire autrement que de l’appeler. Je n’ai pas le choix. D’ailleurs, ma vie est désormais suspendue à ce coup de fil.

Enfin, vers la fin du mois de janvier, après déjeuner, je décroche mon téléphone et j’appelle le siège de l’association Sport Insertion Jeunes. J’ai répété mille fois les premières paroles que je vais prononcer. Au bout du fil une jeune femme me répond. Khalid est absent et elle me conseille de rappeler en fin de soirée. Les heures sont longues, cet après-midi-là. Et si je me heurtais à un mur ?

Vers dix-neuf heures, j’appelle Khalid. Hasard du destin (j’apprendrai plus tard qu’il est peu présent au siège de son association et, quand il y est, c’est rarement lui qui décroche), je tombe sur lui. Je me présente comme scénariste, j’évoque la série Goal que je viens de terminer. Je n’ai pas le temps de poursuivre mon petit discours préparé à l’avance. Aussitôt, il me fait parler de cette série « car ça l’intéresse ». Tout va pour le mieux. Je lui dis que je voudrais le rencontrer pour faire quelque chose avec lui. Pas de problème ! Il me fixe un rendez-vous pour la semaine suivante. Voilà, c’est simple comme un coup de fil, comme dirait la publicité.

En raccrochant, j’ai le sentiment, au plus profond de moi-même, d’avoir jeté un pont vers l’autre rive de ma destinée. J’ai contacté l’étranger, le double dans le miroir. Car, étrangement, alors que nous sommes à l’opposé l’un de l’autre, il me semble très proche. Mon âme semble m’avoir mis en contact avec une entité qui trouve un écho en moi.

Une connexion vient ainsi de se produire, profonde, mystérieuse, entre un champion du monde de full-contact, fils d’émigré arabe, président d’une association d’insertion sociale par le sport, et moi-même, le bourgeois français de souche, pas sportif pour deux sous. Il est dans la réalité la plus crue ; moi, je suis depuis plus d’un an dans une phase introspective totalement coupée du monde extérieur. Je nage dans une vision romantique, romanesque de la vie. Lui, non. À l’évidence.

Je pense alors à mon second roman, que j’ai commencé à écrire en 1983 et qui est resté inachevé. Je lui ai donné ce titre étrange : L’énigme du lac d’agrément.

L’action se situe pendant la Seconde Guerre mondiale. Mon personnage principal, Arnaud vit dans un château. Ce château est celui qui obsédait mes rêves éveillés, le château de Mortefontaine où Gérard de Nerval a passé son enfance. Le titre du roman parle d’ailleurs de « lac d’agrément » alors qu’en réalité, comme je l’ai raconté, le lac a disparu aujourd’hui. En quoi ce lac est-il une « énigme » ? Sans doute parce que, justement, il n’existe plus aujourd’hui et a pourtant peuplé longtemps mes rêves éveillés… !

Seul face à des parents certes présents, mais peu attentifs, Arnaud rêve que la « vraie vie » bouscule enfin sa pauvre existence de jeune homme de bonne famille riche. Tous les soirs, il va s’asseoir sur un banc dans le parc et fume un cigare en attendant que le destin vienne le chercher. Ce qui finit par se produire. Un soir, il découvre dans le parc un homme inanimé, Marc. Pour échapper aux Allemands qui le poursuivaient, il a sauté par-dessus le mur d’enceinte et s’est cassé une jambe en tombant. Il reprend peu à peu connaissance. Arnaud le cache dans la maison du gardien. Les deux hommes sont totalement opposés. L’un vit dans la réalité, l’autre pas. Guéri, Marc reprend son combat et entraîne Arnaud avec lui dans la vraie vie. Il lui fait traverser la ligne de démarcation en avion. Mais l’aventure tournera court : en sautant en parachute, Arnaud se blesse à son tour. Les deux hommes sont accueillis par une femme seule qui prend Arnaud sous sa coupe et le soigne. Marc, lui, n’attend pas la guérison d’Arnaud et rejoint d’autres résistants qui projettent de partir à Londres. Arnaud reste dans le midi où se prépare une fête de village, sans doute la dernière avant l’occupation allemande. Le bal masqué de cette fête tourne au drame, les Allemands envahissent le village pendant la fête et détruisent tout. Marc, heureusement, revient dans le village et sauve Arnaud in extremis.

Je ne le sais pas encore, même si je le pressens, mais Khalid va me propulser — violemment ! — de l’autre côté de la ligne de démarcation. Ce processus va prendre des années et conduire à ceci : avant Khalid, je vivais non seulement en retrait du monde, mais en retrait de moi-même ; après lui, non seulement je vais vivre dans la réalité de la vie, mais aussi dans ma réalité personnelle. Alchimie mystérieuse de la transmutation de l’âme. En se présentant devant moi, Khalid m’a tendu un miroir. L’énigme du lac d’agrément est en train de se résoudre.

Est-il, lui aussi, comme Marc, un homme blessé ?






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